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Souvenirs de la guerre du Kosovo, témoignage d’une jeune femme Kosovar

Témoignage recueilli par Éliane Gautheron

A l’occasion de la session du TPI, où se déroule actuellement le jugement du chef de guerre serbe Ratko Mladic, il peut être utile de se souvenir de la guerre de Bosnie Herzegovine, du siège de Sarajevo et trois ans plus tard de l’invasion du KOSOVO …
Je connais une jeune femme Kosovar qui a souhaité apporter son témoignage et m’a demandé de l’aider pour finaliser la rédaction de ses souvenirs d’ enfant, au moment de l’invasion du Kosovo en 1998.
Eliane Gautheron

 1. Quand la guerre a commencé

J’avais 8 ans et mon frère 6 ans, quand la guerre a commencé en janvier 1998. Dès cette époque, les écoles étaient fermées, car on craignait qu’elles soient bombardées.
Nous habitions dans la capitale à PRISHTINA, 
Nous avons appris par la télévision et les témoignages des habitants que les Serbes étaient entrés au KOSOVO.
Les militaires Serbes ont commencé par incendier les habitations pour chasser les habitants, puis ils ont tué, massacré les hommes, et violé les femmes.
Au début de la guerre, mes parents avaient peur pour notre famille : ma mère voulait partir le plus vite possible, mais mon père refusait, il ne voulait pas quitter notre maison.
Il pensait que si tout le monde partait, les Serbes n’auraient plus qu’à s’installer, comme ils le souhaitaient.
Ma mère a fait des listes d’alimentation nécessaire et mon père est allé acheter des réserves : farine de blé (150kg), sucre(15kg ), huile (15l ), du sel (5kg ) et des haricots blancs et des conserves.
Mon père voulait résister, et beaucoup d’habitants de PRISHTINA ont pris la même décision. La résistance s’est organisée jusqu’en Mai 1999, moment où les Serbes sont arrivés dans la ville, juste à coté de chez nous. Nous ne sortions plus, nous regardions par la fenêtre, derrière les couvertures que nous avions accrochées devant les fenêtres pour que les militaires ne voient pas les lumières. Nous n’allumions pas l’électricité mais des bougies.
Nos réserves alimentaires s’épuisaient, les parents s’inquiétaient. Avec mon frère, nous entendions les parents discuter et notre mère pleurait souvent ; elle disait : « je ne sais pas si on va mourir de faim ou par les Serbes ». Mes parents mangeaient très peu pour nous laisser la nourriture.
En Mai 1999, il ne restait plus que de la farine, un peu de sel et un peu de sucre.

 2. Mon anniversaire du 7 mai 1999

Je me souviens particulièrement de mon anniversaire du 7 mai 1999 : j’étais triste ce jour là, car je ne pouvais inviter personne.
Je n’avais pas conscience de la situation de guerre, je ne pensais qu’à mon anniversaire que j’aurais voulu fêter .
Je pleurais et je réclamais « juste un gâteau !... » et mon frère demandait, lui, qu’il y ait un Coca ..
Mon père a refusé car il disait que tout était maintenant fermé et que dehors c’était très dangereux.
Comme j’insistais, mon père m’a emmené dans notre grenier, où mes parents stockaient les réserves. Il m’a fait monter sur un escabeau, il a retiré une tuile du toit (comme il le faisait habituellement pour surveiller les abords de la maison). J’ai vu alors de nombreux soldats Serbes armés et un tank, juste en face de nous. J’avais très peur, j’ai voulu redescendre.
J’ai dit à mon père que je comprenais à quel point c’était dangereux et qu’il ne fallait pas qu’il sorte.
Nous sommes redescendus rejoindre ma mère, et j’ai vu qu’elle était entrain de préparer une pâte pour faire un gâteau.
J’étais contente qu’elle prépare le gâteau mais je gardais la peur en moi de ce que je venais de voir.
Dès que le gâteau a été prêt, nous l’avons mangé car nous avions faim. Depuis ce jour, chaque année, au moment de mon anniversaire, je me souviens avec émotion et tristesse du 7 Mai 1999 et je réalise tout ce que nos parents ont fait pour mon frère et moi.
Ce soir là, ma mère nous a couchés avec nos vêtements et même nos chaussures car l’attaque des Serbes étaient proches.
Pendant la nuit, ma mère a préparé du pain et des petites galettes avec la farine qui restait. Cette nuit là, je me suis réveillée souvent et je voyais ma mère préparer la nourriture, pendant que mon père était monté surveiller les mouvements des Serbes.

 3. Le 8 Mai 1999, la fuite de Prishtina.

Le lendemain, le 8 Mai 1999, vers 5 heures du matin, il faisait encore nuit, nous avons fui Pristina. Il y avait beaucoup d’autres habitants qui fuyaient comme nous. On entendait des coups de feu qui étaient tirés tout autour de nous.

Nous portions mon frère et moi un sac et mes parents, chacun 2 gros sacs. Nous devions rejoindre les frères de mon père qui vivaient dans un village à 8 km de chez nous .

Nous sommes partis à pied, après un kilomètre et demi, nous avons rejoint une forêt, mais les Serbes surveillaient aussi cette forêt et nous avons dû nous coucher par terre à plusieurs reprises pour éviter les balles.

Nous sommes arrivés chez mes oncles en fin de matinée, personne n’était blessé.

Nous avons été très bien accueillis par mes oncles ; nous sommes restés 3 jours chez eux et c’était un bon moment pour nous, les enfants, car nous jouions avec les cousins.

Pendant ce temps là, les adultes préparaient le départ ; particulièrement le tracteur et la remorque qu’ils ont bâchée ; tout cela était caché dans un grand hangar.

Trois jours après, le tracteur était prêt, mes oncles ont mis les vaches dans les prés pour qu’elles puissent se nourrir et nous sommes tous partis, les femmes et les enfants étaient dans la remorque bâchée.

Mon grand oncle nous suivait avec une petite voiture, mon père était avec lui. La présence de mon grand oncle était rassurante car il parlait serbe, c’était important pour rester en vie. Quand les militaires serbes nous arrêtaient, mon grand oncle parlaient avec eux et donnait de l’argent pour que nous puissions passer tous ensemble.

 4. Les pauvres se faisaient tuer.

Nous avons été bloqués pendant un certain temps car les autres militaires serbes n’étaient pas d’accord pour nous laisser repartir sans avoir reçu à leur tour de l’argent.

Les 4 femmes de notre groupe ont donné des bijoux qui leur appartenaient et alors les Serbes ont donné leur accord pour que nous repartions.

Nous, les enfants, pendant ce temps là, nous avions fait quelques trous dans la bâche pour voir ce qui se passait autour de nous. Nous avions peur mais la curiosité était forte malgré l’interdiction de nos parents de regarder dehors.

J’étais la plus grande de tous les enfants. Moi, j’ai vu des corps par terre, ils étaient massacrés : la première chose que j’ai vue, c’était une main puis j’ai vu tout près sur le trottoir qui longeait la rue, le corps d’un jeune garçon. Tour à tour, je regardais puis je me cachais les yeux, terrorisée.

Nous avons pu repartir. Les adultes avaient décidé qu’il fallait prendre le train ensemble, pour aller en Macédoine. Nous avons pris la route vers la gare de Pristina. Nous étions au milieu d’une longue file de voitures et de tracteurs. Les gens fuyaient, comme nous, vers la gare .

Durant le transport, ma mère et mes tantes ont mis des foulards ou des tissus sur la tête et en partie sur leur visage, pour que les Serbes ne fassent pas attention à elles. En effet, elles étaient en danger, car les militaires serbes arrêtaient les femmes qu’ils trouvaient belles et arrêtaient aussi les hommes qu’ils trouvaient grands et forts, les soupçonnant de participer à la Résistance « UQK » .

Les gens qui fuyaient en marchant le long de la rue étaient plus en danger que ceux qui étaient en voiture, souvent ils étaient pauvres et n’avaient rien à donner aux militaires. Les Serbes les arrêtaient, et n’hésitaient pas à les tuer. Nous entendions de nombreux coups de feu. Nous entendions aussi mes tantes qui parlaient avec ma mère et disaient : "Regardez ces pauvres femmes qui pleurent ; les serbes les font rentrer dans cette maison". Après la guerre, des journalistes ont interrogé des femmes qui avaient le visage caché ; nous avons su alors que les Serbes les prenaient comme domestiques et abusaient d’elles. Beaucoup de femmes se sont trouvées enceintes de militaires serbes, c’était terrible car les maris, alors, rejetaient souvent leur épouse.

 5. La vie dans le camp se Stankovec

Notre vie était très rythmée :

L’UNICEF passait deux fois par jour pour distribuer de la nourriture qui était bien préparée et chaude. Comme ils avaient besoin de bénévoles pour distribuer la nourriture, mon oncle paternel s’est proposé pour aider à l’organisation. Comme mon oncle travaillait bénévolement, il recevait des petits suppléments alimentaires qu’il partageait avec nous .

La vie au camp était difficile ; en juin il faisait très chaud, cela pouvait aller jusqu’à 40°, donc la nuit la chaleur sous les tentes faisait que nous avions beaucoup de mal à dormir .

Il y avait un grave problème sanitaire car il n’y avait que 5 toilettes pour tout le camp où nous étions nombreux. Les adultes allaient se laver dans les toilettes qui avaient été construites de façon très simple : un grand trou dans la terre , des planches pour mettre les pieds et les parois de la cabine étaient en toile nylon bleu. Se laver dans ces conditions était très pénible.

Nous, les enfants, on nous lavait dehors à côté de la tente. Nous passions beaucoup de temps à jouer dehors. Nous étions assez heureux, nous avons pu aller de nouveau à l’école. En effet, dans une petite maison qui était sur le terrain du camp, l’Unicef avait organisé 3 classes par niveau d’âge ; malheureusement il y avait un problème de langue. Les personnes de l’Unicef parlaient anglais et les bénévoles macédoniens eux, parlaient rarement notre langue ; aussi j’ai vite appris quelques mots d’anglais et je continue d’aimer cette langue.

Le personnel de l’Unicef nous occupait avec des jeux mais surtout avec des dessins. Nous faisions tous le même genre de dessins, c’était notre maison bombardée avec la présence de soldats armés, des tanks, des trains bondés de réfugiés. Ces dessins nous faisaient du bien car ainsi nous pouvions exprimer toutes nos peurs. Les femmes qui s’occupaient de nous, nous exprimaient leur sollicitude en nous regardant avec tristesse ou en nous câlinant. Sans parole, nous comprenions bien toute leur sympathie et cela nous faisait du bien. Les dessins étaient accrochés au mur ou bien nous les emmenions pour montrer à nos parents.

Comme nous n’avions pas le droit de sortir à l’extérieur du camp, aussi ces moments à l’école nous offrait une grande distraction, importante dans ce lieu fermé.

Le 22 juin 1999 , il y eut un grand événement au camp : un hélicoptère privé a atterri près des tentes, c’était le Président Bill Clinton et sa femme Hillary qui venaient pour nous voir et nous annoncer une bonne nouvelle. Ils étaient accompagnés de journalistes qui filmaient et prenaient des photos pendant que le Président et sa femme embrassaient les enfants, parlaient avec les adultes, aidés par des traductrices. Le Président a annoncé que la guerre allait bientôt s’arrêter car il avait décidé d’envoyer ses armées au KOSOVO pour libérer notre pays. Nous étions heureux, nous nous embrassions. Nous avons beaucoup applaudi le Président pour le remercier.

Il nous a fallu attendre le mois d’Août pour retourner chez nous, car il fallait attendre que la guerre finisse et attendre aussi notre tour pour avoir des places dans les bus qui nous ont remmenés à PRISHTINA.

 6. Le retour à Prishtina

A notre départ, chaque personne a reçu un billet de 20 marks. Le voyage a sans doute été long, mais je ne m’en souviens pas. Je me souviens seulement de l’arrivée à Prishtina et de mon angoisse en voyant toutes les maisons détruites, mais heureusement pas la nôtre. Le jardin était rempli d’herbes très hautes mais la maison n’avait pas été abimée, nous avons seulement trouvé des balles sur le balcon ; les Serbes avaient donc utilisé ce lieu pendant la guerre.

La vie a été dure pendant quelques semaines car il n’y a avait rien à manger ; nous sommes retournés à la campagne chez mes oncles qui avaient eu la chance de retrouver quelques vaches nous permettant ainsi d’avoir du lait, du fromage, des yaourts …. Quand nous nous sommes installés chez mes oncles, nous avons eu de belles peurs car il y avait beaucoup de serpents dans le jardin mais aussi à l’intérieur de la maison. Je me souviens qu’en ouvrant des tiroirs, on voyait des serpents qui s’étaient installés là pendant que la maison était vide. Mes oncles et mon père les tuaient à l’extérieur et ma tante les tuaient avec un grand couteau, à l’intérieur de la maison car elle n’avait pas peur.

Ma mère était très fatiguée et déprimée et très inquiète pour sa famille dont nous n’avions pas de nouvelles depuis plusieurs mois. Elle, qui était forte avant la guerre, avait perdu 35 kg. Les gens ne la reconnaissaient plus. Elle a eu du mal à se remettre des violences de cette guerre.

Elle n’était pas la seule !... Les gens ne parlaient que de la guerre et des difficultés du quotidien.

Nous avons appris avec tristesse que 15 000 Kosovars avaient été tués, 5 000 ont disparu, certains emprisonnés en Serbie où ils sont restés plusieurs années après la guerre ; certains y sont morts et d’autres ont pu heureusement être relâchés.

Aujourd’hui, je me rends compte que ce temps de guerre m’aura marqué pour toute ma vie, elle m’a laissé une peur lorsque je vois des uniformes que ce soit policiers ou militaires, immédiatement je retrouve mes peurs d’enfant. Je ressens beaucoup de compassion particulièrement pour tous les enfants qui vivent actuellement la guerre. Je voudrais qu’en 2017 la guerre cesse en Syrie et dans tous les pays en guerre.

Par Gautheron Éliane

Le lundi 25 novembre 2019

Mis à jour le 11 septembre 2022