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Entretien avec Maxime Combes à propos de son livre « Sortons de l’âge des fossiles ! Manifeste pour la transition ».

Entretien réalisé par la Rédaction de Yonne Lautre le 12 novembre 2015

 Maxime Combes, vous êtes économiste, membre d’Attac, engagé depuis des années sur les questions des urgences climatiques et de justice sociale. Vous venez de publier « Sortons de l’âge des fossiles ! Manifeste pour la transition ». Quand et comment devons-nous sortir de l’âge des fossiles ?

L’âge des fossiles est cette période historique, finalement relativement courte dans l’histoire de l’espèce humaine, qui a vu le développement de filières énergétiques fondées sur le charbon, le pétrole et le gaz. Ces filières énergétiques ont servi de soubassement matériel au développement des modes de vie insoutenables que nous connaissons. Une des hypothèses initiales du livre est de prendre au sérieux ce qui est appelé la crise climatique et de voir comment elle interroge – ou mieux comment elle ébranle – quelques-unes des certitudes qui fondent le monde supposé « moderne » dans lequel nous vivons. Prendre au sérieux la crise climatique implique de reconnaître qu’il est nécessaire de geler une majorité des réserves d’énergies fossiles existantes sous peine d’enclencher un emballement climatique non maîtrisable et très largement supérieur à l’objectif des 2°C fixé par les chefs d’Etat et de gouvernement.

Nous sommes donc condamnés à apprendre à vivre en laissant dans le sol des énergies fossiles dangereusement surabondantes. Le défi est de taille : jamais une civilisation n’a pris la décision de ne pas exploiter la majorité des réserves de ressources naturelles qui sont au cœur des régimes économiques, politiques et énergétiques qu’elle a développés. Les obstacles sont donc nombreux, à commencer par l’ensemble des forces qui s’opposent à une telle perspective. Mais sortir de l’âge des fossiles, en plus d’être urgent et nécessaire, est possible. C’est l’objet du livre que d’en fixer les conditions et d’en tracer les voies. Pour déverrouiller, déminer et déclencher la transition – le principe des 3D – vers un futur vivable et désirable.

 Votre livre sort juste avant la COP21 à Paris. Celle-ci ne semble pas s’orienter vers la sortie des fossiles…

La COP21 est la 21ème conférence de l’ONU sur le changement climatique. Elles se tiennent chaque année depuis les années 1990. Résultat, en près de 23 ans de négociations, les émissions mondiales de gaz à effet de serre ont augmenté de 60%. C’est bien qu’il y a un problème : plus les Etats négocient, plus les émissions augmentent et plus le réchauffement climatique s’accélère. Un nouveau record d’émissions de GES a été battu en 2014 – loin de l’idée selon laquelle il serait possible de découpler la croissance économique des émissions de GES – et l’année 2015 est en train de battre tous les records en matière de réchauffement.

Par ailleurs, comme le montrent désormais de nombreuses études, les contributions nationales volontaires que les États ont rendu publiques en amont de la COP21 conduisent à un réchauffement climatique supérieur à 3 °C d’ici la fin du siècle ; soit bien plus que le mandat que les États se sont eux-mêmes donnés pour Paris, à savoir ne pas dépasser les 2 °C maximum. Il serait logique que cet écart entre le souhaitable (les 2 °C ou moins) et le réel (les 3 °C ou plus) soit au cœur de la négociation de Paris et que les États s’accordent pour se répartir les efforts supplémentaires nécessaires. Ce serait logique, mais nous en avons désormais la confirmation, ce ne sera pas le cas. Ces contributions ne seront pas revues à la hausse lors de la COP 21.

À la COP 21, les négociateurs vont se focaliser sur l’instrument juridique qui va prendre la suite du protocole de Kyoto à partir de 2020 et sur des mécanismes – non assurés à ce jour – pour que les États soient (éventuellement) conduits à revoir régulièrement leurs engagements à la hausse. À Paris, on va négocier le contenant, pas le contenu. Les émissions de gaz à effet de serre augmenteront encore de plus de 10 %, selon l’ONU, d’ici à 2030. Cet écart entre le réel (les 3 °C ou plus) et le souhaitable (les 2 °C ou moins) n’est pas un bon point de départ pour aller plus loin, plus tard, comme il est souvent dit. En matière de climat, tout retard pris n’est pas rattrapable et il hypothèque dangereusement la transition énergétique mondiale : selon l’évaluation de l’ONU, les engagements actuels des États conduisent à consommer en 15 ans près de 75 % du budget carbone global (environ 1000 Gt) dont nous disposons pour ne pas aller au delà des 2 °C. Cet écart entre le réel et le souhaitable est donc le point de départ pour de nouveaux et plus nombreux crimes climatiques, aux quatre coins de la planète, dont les populations les plus vulnérables vont payer le plus lourd tribut comme le montre la nouvelle étude de la Banque Mondiale. Ce n’est pas acceptable.

 Vous êtes économiste, aussi vous connaissez l’extrême dépendance de nos sociétés aux fossiles. Vraiment nous pourrions en sortir sans de très fortes « douleurs » ?

La majorité des économistes réfléchissent et travaillent comme comme si l’approvisionnement énergétique de l’économie n’était pas un sujet crucial. Pour un économiste standard, seuls comptent les facteurs de production que sont le capital et le travail. Très peu ont intégré les ressources naturelles, et notamment les énergies fossiles, dans leur travail, leurs modèles. Et ceux qui le font se limitent à considérer l’énergie comme un bien – ou un actif financier – comme les autres dont le seul enjeu est de rendre compte de l’évolution des prix sur les marchés qui leur sont dédiés. Comme si l’économie pouvait être analysée sans tenir compte de ses soubassements matériels, des conditions matérielles de possibilité de son existence. Etre économiste de formation et s’intéresser au rôle primordial que les systèmes énergétiques peuvent jouer dans les conditions de possibilité de l’économie mondiale, mais également dans la façon dont nos démocraties ont évolué en fonction des filières énergétiques, est donc assez peu commun.

Pour répondre à votre question sur les « très fortes douleurs » que vous semblez promettre à la sortie de l’âge des fossiles, j’apporterais deux éléments de réponse. Le premier consiste à vous renvoyer la question. Quelle est l’alternative ? Un monde majoritairement invivable à + 4 °C ou plus ? Est-ce un monde sans « douleurs » ? Tout bien réfléchi, le choix est vite fait. Un seul scénario est acceptable et enviable. Ne pas réduire drastiquement et immédiatement l’exploitation des énergies fossiles revient à accepter la dégradation irréversible des écosystèmes de la planète et la mort assurée de centaines de milliers d’hommes et de femmes, la persécution et la migration forcée de dizaine de millions d’autres. Ce serait un crime climatique. Un crime prémédité et collectif, tant il est aujourd’hui dûment renseigné et documenté.

Saisissons-nous donc de l’opportunité de pouvoir opérer une sortie progressive des énergies fossiles pour dépasser le vieux monde insoutenable dans lequel nous vivons et au sein duquel les souffrances, « les douleurs » pour reprendre votre terme, sont très nombreuses : au travail, dans sa vie de tous les jours, dans les difficultés pour finir les fins de mois, etc. Le monde dans lequel nous vivons serait-il si idyllique que nous pourrions refuser de s’engager dans la transition de peur de générer des « douleurs » ? Personne ne dit que la transition vers un monde post-fossile se fera aisément : il s’agit d’opérer une telle transformation de modes d’organisation, de production, de consommation, qu’une telle transition ne se fera pas sans moments et choix difficiles. Mais plus on retarde cette transition, plus les dérèglements climatiques auront des effets dramatiques sur les populations qui n’en sont pas responsables, et plus les coûts pour changer de trajectoire seront élevés. Mieux vaut donc entamer cette transition au plus vite.

 N’y a-t-il pas d’alternatives aux fossiles, au moins partiellement ? Le nucléaire, les agro-carburants , l’électricité via les énergies renouvelables ?

Oui, bien sûr qu’il y a des alternatives aux fossiles. Mais ce sont deux choses différentes que de regarder comment substituer une filière énergétique à une autre, et donc raisonner à partir des filières énergétiques existantes, que de poser la question de la sortie de l’ère des fossiles. Il ne s’agit pas seulement d’abandonner progressivement les filières énergétiques fossiles, mais surtout de repenser et réorganiser l’ensemble du monde qui les accompagne. Comme je le rappelle dans le livre, des historiens ont montré que les soubassements énergétiques ont largement déterminé l’organisation même de nos régimes démocratiques, et que ces derniers ont très largement évolué entre leur période dominée par le « charbon » et celle dominée par le « pétrole », y compris dans la façon de gérer la conflictualité sociale.

La question de la transition énergétique n’est donc pas fondamentalement une question technique autour de la substitution des filières énergétiques les unes aux autres. Il y a bien-entendu des enjeux et des défis techniques dans la transition, mais les conditions de possibilité de la transition ne sont pas déterminées par eux. Nous avons aujourd’hui suffisamment d’études et scénarios de transition énergétique – y compris dans la réalité avec la transition énergétique allemande – pour se rendre compte qu’il est techniquement possible d’opérer une modification substantielle de l’importance à donnée à chacune des filières énergétiques. C’est donc techniquement possible. Tout l’enjeu est de le rendre politiquement, socialement possible et désirable.

 Derrière cette économie actuelle « dopée aux fossiles », il y a la croissance et l’emploi. Face à elle, maints écologistes promettent des myriades d’emplois « verts ». Ainsi va ce « chantage » ou ce « mirage » à l’emploi. Qu’en pensez-vous ?

Je réponds que tous les éléments dont nous disposons aujourd’hui (études, scénarios et expériences concrètes) tendent à montrer que la transition crée plus d’emplois qu’elle n’en détruit, tant du côté du développement des énergies renouvelables que des pratiques de souveraineté alimentaire et d’agriculture biologique, que de la rénovation énergétique des bâtiments ou de la reconversion industrielle. Il n’y a aucune raison d’avoir plus peur de la transition que du statu quo intenable et insoutenable.

 Maxime Combes, vous avez depuis longtemps une attention particulière aux pays du sud. Comment peuvent-ils faire cette sortie des fossiles ? Mieux ou plus difficilement encore que nous ?

Le défi est de taille pour tous les pays de la planète. Mais la sortie de l’âge des fossiles ne peut se penser et s’organiser dans un seul pays, comme je l’explique dans mon livre, car les règles de la finance et du commerce international – pour ne citer qu’eux – ont engendré de telles interdépendances à l’échelle mondiale qu’il est totalement illusoire d’imaginer s’en soustraire aisément : tous les pays de la planète – hormis peut-être la Corée du Nord – sont aujourd’hui des rouages majeurs de l’économie mondiale qu’a permis l’usage sans limite des énergies fossiles. Qu’ils soient producteurs d’énergie fossiles ou d’autres ressources naturelles (agricoles, minières, forestières, etc), qu’ils soient devenus des pays d’accueil pour l’industrie mondiale ou fournisseurs de main d’oeuvre bon marché, qu’ils soient des paradis fiscaux et/ou réglementaires ou bien des refuges pour les populations les plus riches désireuses de ne pas contribuer aux biens publics, tous les pays de la planète assure une fonction essentielle dans l’économie mondiale. Cette sortie de l’âge des fossiles, y compris parce qu’elle se justifie en raison de la crise climatique, doit donc tenir de ces interdépendances internationales pour être menée à bien. C’est donc progressivement l’ensemble des ressources financières, humaines et techniques de la planète qui doivent progressivement être mises au service de la transition dans tous les pays.

 La sortie des fossiles peut aussi conduire à des dangers mortifères telles les centrales « biomasse » (où il s’agit de raser des forêts pour produire de l’électricité) qui font pire que celles au charbon…

Je ne crois pas que les promoteurs des méga-centrales à biomasse, comme E.O.N à Gardanne, soient des adeptes de la sortie de l’âge des fossiles. Au contraire, ils souhaitent intégrer dans les paradigmes et mécaniques de l’économie mondiale rendue possible par les fossiles, des ressources renouvelables : si vous utilisez des ressources renouvelables à des taux qui empêchent leur renouvellement, et à travers des pratiques qui permettent de maintenir les structures de pouvoir en place, vous transformez ces ressources renouvelables en ressources non renouvelables et, d’une certaine manière, en ressources fossiles dont l’utilisation fait disparaître la ressource au prix de graves conséquences sur l’environnement. Ces projets ne font donc pas partie de la solution, mais du problème.

 Ce livre marque-t-il une nouvelle étape dans votre cheminement, votre pensée, votre action ?

Ce livre est d’abord le fruit de plusieurs années de cheminement militant – et intellectuel –, au gré des mobilisations citoyennes que j’ai côtoyées et accompagnées. Les réflexions présentées dans ce livre doivent beaucoup aux passionnantes rencontres et discussions que j’ai eu la chance d’avoir, en France comme à l’étranger, avec ces militant-e-s et intellectuel-le-s engagé-e-s pour un monde plus écologique, plus solidaire, plus juste, plus démocratique. Il n’est donc pas une nouvelle étape, mais au contraire il sanctionne plusieurs années de travail sur ce sujet.

 Maxime Combes, face à cette voie sans issue que constituent la crise climatique, les injustices sociales et les déficits de démocratie, vous croyez encore à nos capacités de mobilisation et de victoire ?

Oui, plus que jamais comme vient de le démontrer la victoire – sans doute pleine de contradictions – gagnée par les mouvements américains contre la construction du pipeline Keystone XL. Comme le disait le militant écologiste américain Murray Bookchin, si nous ne faisons pas l’impossible, nous devrons faire face à l’impensable ! C’est à nous de jouer.


 Sortons de l’âge des fossiles ! Manifeste pour la transition, Maxime Combes, Le Seuil, « Anthropocène », 288 p., 18 euros
 Le blog de Maxime Combes
 Publications dans Basta !
 Publications sur le site d’Attac France
 Publications dans Reporterre

Les photographies qui illustrent cet article sont de Julien Iturralde que nous remercions.

Par Combes Maxime , Rédaction de Yonne Lautre

Le lundi 22 juillet 2019

Mis à jour le 6 juin 2020