L’effet Bayrou
Parce que, dans un discours, il y a 15 jours, François Bayrou a déclaré son intention d’instituer "une contribution Tobin sociale" des hommages appuyés à cette initiative se sont succédés sur notre liste [LOCAL] : "Des idées qui vont dans notre sens", "Bayrou plus à gauche", "Radicalement anticapitaliste", "Plus avancé qu’ATTAC" … Stupéfiant !
Le courant de sympathie déclanché par ce discours politique serait-il le résultat pavlovien de l’évocation fétichiste du nom magique de "Tobin" ?
Ho ! Les amis ! Cela m’étonne un peu quand même.
Je sais bien que l’histoire des rapports du capital au travail fait partie des vieilles lunes, du genre "lutte des classes" généralement considérées comme obsolètes... Et il n’est plus à la mode de souligner que seul le travail produit de la valeur (augmente la richesse). Pourtant, il faut bien en convenir : c’est l’unique raison pour laquelle les possesseurs de capitaux sont obligés, afin d’augmenter leur mise, d’acheter la capacité de travail de ceux (vous et moi) qui n’ont que cela à vendre. En cherchant évidemment à payer le moins possible ce travail, de façon à accaparer la plus grande part de la nouvelle valeur produite (je fais court).
Et la spéculation, direz vous, l’agitation des capitaux autour du monde ? Il y en a bien qui s’enrichissent avec ça, donc ça crée de la richesse ! Hé non ! Le déplacement des capitaux ne crée à lui seul aucune valeur supplémentaire. Le profit de l’un vient de la perte d’un autre. Malheureusement ce jeu n’est pas non plus, socialement, humainement, à somme nulle : d’une part la constitution des "bulles" spéculatives est antagonique à toute logique de développement humain mais leur éclatement déclanche on l’a vu, des conséquences tragiques sur la planète. D’où l’idée de Tobin (et de l’édito de Ramonet à l’origine d’Attac) : introduire dans ces mouvements de capitaux, par une taxe à effet cumulatif, une viscosité de plus en plus grande qui réduirait la dureté des à coups, dissuaderait la fréquence et la rapidité de mouvements financiers aussi destructeurs. Jusqu’au point où, paradoxalement, ayant atteint son efficacité maximale dans la dissuasion elle ne rapporterait évidemment plus rien ! Entre temps, cependant, cette taxe aurait permis de soutenir bien des projets de développement des régions les plus pauvres de la terre.
Mais il ne faut pas s’y tromper, sacrebleu !
Si les capitalistes ne crachent pas sur le produit de leurs activités spéculatives, l’essentiel de leur profit ne peut venir que d’une source : la production de valeur supplémentaire par l’investissement de leurs capitaux dans des unités de travail où celui-ci sera le plus productif possible alors qu’il sera payé le moins cher possible. Ça, c’est même une constante de l’histoire de l’humanité !
(Parenthèse : L’autre matin sur France Q. un invité dont je n’ai malheureusement pas su le nom disait quelque chose comme "dans une entreprise française aujourd’hui, on voudrait à la fois que les dirigeants soient payés comme en Amérique et que les salariés soient payés comme des Croates")
Et c’est ainsi qu’on en vient à Bayrou. On ne peut même pas dire qu’il camoufle son plan : la "contribution Tobin sociale" qu’il appelle de ses voeux n’a qu’un objectif, dit-il, celui de "libérer le travail des charges accumulées qui pèsent sur lui".
Libérer le travail ! Lui, Bayrou ! Ça alors ! Carrément ! Si ce n’était pas scandaleux ce serait simplement grotesque.
M. Bayrou veut libérer le travail … des charges qui pèsent sur lui. De quoi s’agit-il ? des charges sociales etc.…c’est-à-dire de la part du prix du travail (salaire) qui n’est pas versée directement au salarié mais mutualisé (socialisé) et que le salarié (ou son frère, ou sa voisine) recevra plus tard, lorsqu’il en aura besoin sous forme de prestations sociales pour lui ou sa famille : sécu, retraite, formation par exemple.
Que sont donc ces "charges" ? Une part du prix du travail. Les réduire est donc réduire le prix du travail. C’est, dans le même mouvement :
– réduire la possibilité de faire payer les prestations sociales par la nouvelle valeur produite par le travail.
– augmenter en proportion la part de cette valeur (plus-value) au profit de l’investisseur des capitaux (car Bayrou, évidemment, ne propose pas qu’on transfère en même temps sur ce dernier l’obligation de financer les prestations sociales !)
Voilà donc le cas Bayrou : il est entièrement dans la constante libérale : la réduction de la part accordée au travail dans la richesse qu’il produit au bénéfice d’une augmentation de la part du capital ce qui est très exactement ce que l’on observe depuis 1980 ([1])
Évidemment, pour pouvoir plus vite réduire ces "charges" il faudrait pouvoir réduire parallèlement ce qu’elles permettent de payer, les droits sociaux, la sécu, etc. Bon, c’est en train, bien sur, tous les gouvernements depuis 25 ans s’y attachent. Ça vient, mais que c’est lent !
Donc, pour les libéraux, il faut trouver des astuces : à défaut de pouvoir réduire assez rapidement les prestations sociales elles mêmes et plutôt que de continuer à les faire payer par prélèvement sur la nouvelle richesse produite, ce qui limite la plus-value capitaliste, il faut trouver d’autres modes de financement.
Jusqu’ici, ce qui a marché, ce sont les impôts d’une part, et l’épargne, de l’autre.
1ère astuce : si vous financez la prestation sociale par l’impôt au lieu de la financer par le salaire brut, vous faites coup double : vous dégagez pour le capital une part accrue du produit du travail et vous faites payer la prestation par le salaire net des intéressés ([2]) Joli coup ! En plus c’est presque invisible car les gens ont été déshabitués, par le système de "retenue à la source", à penser à leur revenu en terme de "brut" et ne voient plus que le "net". Avec un petit air "républicain", en plus, en vertu d’une supposée "égalité devant l’impôt" ! Et ça pourrait même amener plus tard les salariés à accepter que l’on réduise les prestations si ça doit réduire leur charge fiscale !
2ème astuce : l’utilisation de l’épargne. C’est tabler sur le fait que l’aptitude des gens à la croyance est plus forte que leur capacité au raisonnement. Il s’agit de transposer la vraisemblance du fait que le travail des actifs (créatif d’une augmentation de la richesse) permet de financer les prestations par l’illusion que les profits de l’épargne transformés en capital investi auxquels s’ajoutent (ou se retranchent) ceux de la spéculation (ni l’un ni l’autre, on l’a vu, ne produisent de richesse supplémentaire) permettront de payer ces prestations attendues.
Je n’insiste pas sur le sujet, on a pas mal de références bibliographiques à ATTAC sur ce type de "piège à cons" ([3]) Par contre, la réduction progressive, qui est en cours, de la part de retraite par répartition (cette part mutualisée du salaire) au profit de la progression des systèmes dits de capitalisation (fonds de pensions), par exemple, rend (rendra) les retraités antagonistes des actifs : les retraites seront d’autant mieux garanties que, dans la richesse produite, la part du capital s’accroîtra au détriment de la rémunération du travail. Quant à la situation des actifs, pris, par rapport à leur propre intérêt actuel ou futur, dans une contradiction fondamentale, comment feront-ils, désormais, pour revendiquer une augmentation de leurs droits sociaux ?
Avec le chômage en toile de fonds pour dissuader les conflits, l’application de ces deux méthodes a malheureusement fait l’objet jusqu’ici d’un consensus politique large. Mais ce n’est pas encore assez : en France, c’est toute l’histoire sociale qu’il faut défaire sur plusieurs générations ! Avec sa proposition pseudo-Tobin, Bayrou, malicieusement, ajoute une 3ème astuce, celle d’une ponction sur "les sommes considérables qui circulent dans les échanges bancaires". Ce discours n’est pas encore sur le site de l’UDF et je n’en sais pas plus que ce qu’en ont dit quelques journaux. Mais la comparaison avec Tobin semble non seulement flatteuse mais abusive : il est peu probable, s’agissant d’une mesure applicable en France seulement, que son projet de ponction vise les transactions financières internationales. Il parle des "échanges bancaires" ce qui semble plutôt viser les mouvements d’argent des entreprises françaises … ou des particuliers. Mais qui paiera ? Les banques ? Allons donc ! Les entreprises ? Ce sera pour elles un coût d’exploitation qu’elles récupèreront dans leur prix sans que ça les mette vraiment en difficulté vis-à-vis de la concurrence (souvenons nous qu’il ne s’agira que "de millièmes ou d’une fraction de millième") et la charge retombera sur le consommateur final … qui supportera aussi, bien sur, en plus, les petits millièmes prélevés sur chacun de ses chèques, virements et débits de CB ! Révolutionnaire n’est-ce pas ?
En attendant, le message sur la nécessité de réduire le prix du travail par le "déplacement massif des charges sur un autre marqueur d’activité" aura fait son chemin, sachant que, quel que soit ce "marqueur d’activité" (impôt, épargne, échanges bancaires) la charge des prestations sociales pèsera sur le revenu des travailleurs et non plus sur la richesse qu’ils produisent, permettant ainsi au capitaliste de majorer son profit d’autant.
Donc : il n’y a pas eu de conversion de Bayrou. Son propos reste parfaitement dans la veine de la droite dite "bourgeoise".
Bon. J’arrête. Je sais bien que mon propos est simplificateur. Que c’est plus compliqué. Que si l’on ne considérait que la ligne (rouge) de la lutte entre le capital et le travail pour la plus value on irait peut-être tout droit vers une société collectiviste (brrrr !). Que les pays d’Europe du nord ont, parait-il, des systèmes sociaux performants fondés sur l’impôt, qu’il ne faut pas confondre les firmes internationales et le sous-traitant du coin, que je ne tiens pas compte de la productivité, que je raisonne en dehors des aspects démographiques, des rapports Nord-Sud, de la crise de l’énergie, et que sais-je encore. Et puis d’ailleurs je ne suis pas économiste.
Mais, à ce propos : au Conseil Scientifique d’ATTAC se pratique, je crois, une sorte de syncrétisme keynésio-marxiste qui, loin de me sembler contre nature, me parait propre à décloisonner utilement les moteurs de la pensée.
Lorsqu’il y a des éléments d’actualité comme celui-là, ne pourrait-on pas avoir rapidement de sa part une note synthétique qui replace ce type de gesticulation d’homme politique en face de quelques invariants de notre conception dite "altermondialiste" ? Ce serait aussi de l’éducation populaire tournée vers l’action …
Mais, au fait, question pour le Conseil Scientifique : ces invariants, ces concepts repères, ces pierres de touche permettant d’estimer la vérité d’une assertion par rapport à "nos positions" ont-ils seulement été travaillés ? Existent-ils ? Ou bien "l"autre monde possible" devra-t-il encore longtemps se contenter d’une altérité indéfinie ?
Jean DUCOS
12 sept 2005
([1]) Depuis 1980 la part des salaires dans la valeur ajoutée a baissé de près de 10 %, régressant a son niveau de 1960
([2]) L’essentiel du produit fiscal, direct et indirect, provient des revenus du travail. Et cette situation est même aggravée par les réductions d’impôts qui bénéficient pour 65 % de leur montant... aux 10 % les plus riches de la population.
([3]) Frédéric Lordon : "Fonds de pension, piège à cons ? Mirage de la démocratie actionnaire" Edition Raison d’Agir