Retour sur les origines de la démocratie, Athènes
Pierre Khalfa - Septembre 2007
Le texte qui suit est issu d’un exposé fait à l’université d’été d’Attac dans le cadre de la filière
« Généraliser l’intervention citoyenne ».
Pourquoi un retour sur les origines de la démocratie est nécessaire aujourd’hui ?
En quoi cela
peut être utile pour nos combats, au-delà d’un légitime intérêt intellectuel ?
La réponse à cette
question renvoie à la crise de la démocratie représentative qui touche à sa nature même.
L’étude de la Grèce et en particulier d’Athènes montre qu’une autre conception de la
démocratie a été à l’oeuvre dans l’histoire, avec certes des limites, mais aussi avec des
préoccupations qui rentrent en résonance avec un certain nombre de questions que nous nous
posons aujourd’hui.
Ce texte ne se veut pas une histoire d’Athènes, ni même des conflits qui ont abouti à la
naissance d’une cité, la polis, se définissant comme démocratique, et encore moins une
histoire de la Grèce.
Les éléments historiques qui seront abordés ne le seront que dans la
perspective qui nous intéresse, c’est-à-dire en quoi la conception de la démocratie athénienne
et son fonctionnement peuvent nous éclairer sur les graves difficultés que rencontre la
démocratie représentative.
La période historique qui sera évoquée est celle qui va du 8ème au 5ème siècle av. J-C, période
qui voit la création de la polis et son évolution vers un régime plus ou moins démocratique.
C’est la période où Athènes1 devient progressivement une grande puissance, non seulement à
l’échelle de la Grèce mais dans tout le monde antique. Les problèmes que la cité a dû donc
résoudre étaient complexes et le système démocratique a été confronté à une situation inédite
et à des questions nouvelles pour lesquelles il n’existait pas de réponses a priori.
Cette période historique correspond à une rupture fondamentale dans l’histoire connue de
l’humanité. C’est la première fois que des êtres humains affirment que les lois qui les
gouvernent sont issues d’eux-mêmes, et non pas d’une source extérieure à eux-mêmes (Dieu,
les dieux, les ancêtres, la tradition, etc), et qu’ils peuvent donc les changer.
Deux questions préalables
Toute discussion sur la démocratie athénienne se doit d’abord d’évoquer les limites les plus
évidentes de cette démocratie, à savoir le statut social inférieur pour les femmes et le
problème de l’esclavage. On verra plus loin en quoi ces deux questions renvoient à un
problème plus vaste, celui du rapport à l’universel.
La place des femmes
La Grèce, comme d’ailleurs l’ensemble du monde connu à cette époque, est une société
patriarcale, c’est-à-dire non seulement dominée par les hommes, mais dans laquelle les
femmes ont un statut juridique inférieur aux hommes.
Pourtant, les poètes de l’époque
donnent une place importante aux femmes. Pour ne parler que des tragédies, dont le rôle
politique est essentiel à l’époque qui nous intéresse (voir plus loin), les femmes y occupent des
rôles parmi les plus importants.
La plus connue est Antigone dans pièce de Sophocle du
même nom, mais on peut multiplier les exemples. De plus, les femmes occupent une grande
place dans la vie religieuse de la cité et assument des charges sacerdotales considérables avec
un statut égal à celui des prêtres2. Enfin, à des moments exceptionnels, les femmes pouvaient
participer aux combats, notamment lorsque la cité était menacée. Ainsi lors de la guerre civile
à Corcyre en 427, qui vit le peuple, le démos3, s’affronter violemment avec l’aristocratie,
l’historien Thucydide note que les femmes combattirent du côté du démos.
Mais aucune conclusion idéologique, et encore moins politique, n’est tirée de tout cela et le
statut subordonné des femmes n’est jamais mis en question. Cette situation n’est guère
étonnante.
L’émancipation des femmes est le résultat d’un processus complexe qui mêle,
entre autres, alphabétisation, modification des structures familiales et existence de
mouvements de femmes qui arrivent à poser explicitement cette question, tous éléments
absents à Athènes.
On se souvient que plus de deux mille ans plus tard la question de l’égalité
juridique entre hommes et femmes n’était pas résolue en France. Il a fallu attendre près d’un
siècle après l’instauration du suffrage universel masculin pour que les femmes obtiennent le
droit de vote en 1944 et le milieu des années 1970 pour qu’elles obtiennent l’égalité juridique
avec les hommes, et ce malgré la République laïque et des évènements comme la Révolution
française ou le Front populaire.
Le progrès social n’est donc pas linéaire et l’Histoire n’avance pas d’un pas régulier, mais
plutôt en crabe, ce que confirme la question de l’esclavage.
L’esclavage
Les Grecs ont inventé l’esclavage au sens que nous donnons à ce mot : un être humain est la
propriété d’un autre être humain qui a un pouvoir absolu sur lui. L’esclave est « une propriété
animée » (Aristote) qui n’a aucun droit. C’est une innovation radicale par rapport aux autres
sociétés de l’époque, la Perse ou l’Egypte par exemple, où l’esclavage tel que l’on vient de le
définir n’existait pas.
Existait une longue chaîne ininterrompue de subordination et
d’assujettissement qui partait du souverain pour aller jusqu’au paysan. Au sommet de la
pyramide se trouve le souverain qui a un pouvoir quasi absolu, limité en partie par la
coutume, sur tous les autres maillons de la chaîne. Il vaut évidemment mieux être en haut de
l’échelle sociale que paysan misérable, mais « tous sont esclaves de Pharaon ».
En inventant l’esclavage comme « propriété animée », les Grecs ont inventé dans le même
mouvement l’homme libre, notion totalement inconnue dans les autres sociétés à cette époque.
Ainsi nous avons une société avec à un pôle l’esclave et à l’autre pôle l’homme libre. La Grèce
voit ainsi la « marche en avant main dans la main de la liberté et de l’esclavage » (Moses
Finley).
Les Grecs avaient d’ailleurs tout à fait conscience de leur singularité qui est exprimée
dans de nombreux textes. Ainsi, dans sa pièce Les Perses, Eschyle définit ainsi les athéniens :
« Ils ne sont esclaves ni sujets d’aucun homme ». Les barbares4 sont esclaves de leur
souverain, les Grecs sont esclaves de la loi, du nomos, mot signifiant loi humaine faite par les
humains.
Cette situation renvoie à une caractéristique sociale d’Athènes, celle de la place de la
paysannerie. Celle-ci a gagné par la lutte à la fois sa liberté personnelle et le droit à la terre.
La petite paysannerie conquiert la citoyenneté et l’appartenance à la cité avec le droit à la
propriété foncière.
C’est là aussi une nouveauté radicale dans le monde antique qui ne connaît
pas de paysannerie libre. C’est d’ailleurs une des différences fondamentales entre Athènes et
Rome6 où la petite propriété est rapidement éliminée pour faire place aux latifundia.
Si on excepte les mines d’argent du Laurion qui ont pu employer jusqu’à 20 000 esclaves dans
les conditions que l’on peut imaginer, il n’y a pas de concentration d’esclaves à Athènes. Ainsi
le petit paysan travaillait lui-même son champ avec un ou au plus quelques esclaves. De plus,
l’équivalent de la police municipale d’Athènes était composée d’esclaves.
Les Grecs de cette époque ont peu théorisé l’esclavage. A l’exception un peu plus tard
d’Aristote (livre I, Politique), il n’y a pas pour eux d’esclave ou d’homme libre par nature.
C’est la guerre qui les rend tels, comme d’ailleurs Homère le met en scène. Il s’agit là d’une
thèse politique et philosophique importante qui renvoie à la conception grecque de l’égalité
(voir plus loin).
Pour conclure sur ce point, on peut dire que la naissance conjointe de la liberté et de
l’esclavage est une illustration d’une loi de l’histoire, une des seules qui ait une once de
validité : tout progrès a un prix et, à l’époque, le prix de la liberté a été l’esclavage.
Naissance d’une pensée démocratique
La philosophie naît en Grèce au même moment que la démocratie. Il ne s’agit pas d’un simple
rapport de circonstance dû au hasard, mais d’un rapport « ontologique ».
La philosophie est
une réflexion explicite sur le monde et la place de l’homme dans celui-ci.
Il s’agit d’une
interrogation consciente mettant en cause les représentations établies. Une telle interrogation
ne connaît pas de limites a priori. Elle ne peut donc voir le jour dans une société où les règles
et les lois apparaissent données par une autorité extérieure à la société elle-même.
Dans une
société close par des normes vécues comme extérieures à elle-même, on peut faire des
commentaires très savants des textes sacrés, mais pas de philosophie.
Comme l’indique
Castoriadis « la naissance de la philosophie n’a été possible que parce qu’il y avait une
communauté de citoyens libres en train de se faire et qu’elle a permis de faire ».
Cette philosophie naissante s’appuie sur une cosmologie ancienne, sur une conception du
monde véhiculée par les poètes et notamment Homère. C’est le premier qui donne une égale
valeur à tous les hommes7.
Comme le note Hanna Arendt « l’impartialité a surgi dans le
monde avec Homère ». Dans l’Iliade, les Grecs et les Troyens sont traités de la même façon. Il
n’y a aucune différence de valeur entre eux. Les uns ne sont pas meilleurs que les autres et le
troyen Hector est un des principaux héros de l’histoire.
C’est ce rapport nouveau à l’impartialité qui est aussi à la source de la création de l’histoire par
les Grecs. Que ce soit dans l’Enquête d’Hérodote ou dans La Guerre du Péloponnèse de
Thucidyde, la pensée démocratique est fortement présente, au-delà d’ailleurs de ce que
pouvait penser ou être ces deux auteurs8.
Héraclite, contemporain de Clisthène (voir plus loin), est le premier philosophe connu dans
l’histoire de l’humanité à affirmer la capacité universelle de tous les êtres humains d’accéder à
la vérité. Pour lui, il existe un logos, c’est-à-dire une pensée, une raison, un discours, qui est
commun à tous les hommes.
Le logos est universel et il y a une égale participation de tous au
logos. C’est lui qui théorise aussi la nécessité de la loi pour la cité. Démocrite (460-370),
contemporain de Socrate, et qui est par ailleurs le premier penseur rationnel de la nature,
« pense l’histoire de l’humanité et de la démocratie comme un arrachement à la misère des
premiers temps » (Vidal-Naquet).
Mais, ce sont surtout les sophistes9 qui apparaissent vers le 5ème siècle qui vont jouer un rôle
décisif dans l’élaboration d’une pensée démocratique. Ce sont des philosophes, mais aussi des
enseignants professionnels se faisant payer très cher. Ils enseignaient la philosophie, mais
aussi la rhétorique et la politique. Ils étaient politiquement très divers10.
Mais ils avaient en
commun une même méthode qui entraînait une attitude nouvelle pour l’époque. Pour eux,
toutes les croyances, les institutions, même les plus vénérables, doivent être analysées et
peuvent être si nécessaire remises en cause. Les traditions, les croyances les mieux établies ne
devaient pas être transmises sans être auscultées et pouvaient être modifiées ou supprimées.
Même si cette remise en cause n’a, de fait, pas concerné le statut des femmes et des esclaves,
limite déjà mentionnée, c’était une attitude proprement révolutionnaire pour l’époque qui
d’ailleurs entraîna une réaction obscurantiste quand Athènes commença à connaître de graves
difficultés dans la guerre du Péloponnèse.
Parmi les sophistes, le grand penseur démocrate est Protagoras qui vécut à l’apogée de la
démocratie athénienne et qui fut l’ami de Périclès. Protagoras fonde la légitimité de la
démocratie sur les possibilités qu’a l’homme de posséder un savoir qui lui permet, face aux
experts de trancher les questions proprement politiques. Au charpentier de construire les
bateaux, mais au peuple de décider s’il faut en construire et lesquels. La politique n’est pas
affaire de spécialistes, mais l’affaire de tous.
La politique n’est pas affaire de technê, de technique, ni d’épistémé, de science, mais de doxa,
d’opinion. Il peut y avoir des experts sur des savoirs spécialisés (charpentiers, maçons..) qui
relèvent de la technê, mais tous les citoyens sont aptes à prendre des décisions politiques.
C’est pourquoi, toutes les opinions, les doxai, ont, au premier abord, la même valeur. Chacun
peut avoir son opinion. Il faut discuter, convaincre et voter. C’est cette équivalence première
des opinions qui justifie le vote majoritaire. Pour Protagoras, « l’homme est la mesure de
toutes les choses ». Assez logiquement, il fait preuve de scepticisme religieux11 : « Pour ce qui
est des dieux, je ne peux savoir ni qu’ils sont, ni qu’ils ne sont pas ».
Quelques mots sur les deux grands philosophes grecs postérieurs à cette époque - ils écrivent
après l’apogée de la démocratie Athénienne -, qui se sont exprimés sur la démocratie, Platon
et Aristote.
Platon est imbu d’une haine tenace contre la démocratie et contre le démos. Pour
lui, la démocratie est la cause de tous les malheurs d’Athènes. C’est l’anti-Protagoras. Il n’a de
cesse de railler ces paysans et ces artisans, cordonniers, maçons, potiers, qui osent décider des
choses importantes alors même qu’ils n’y connaissent rien. Platon combat la notion de doxa en
politique. Pour Platon, la cité doit être dirigée par les gens qui possèdent le savoir et la vérité,
les philosophes-rois.
Aristote, qui est postérieur à Platon, s’inscrit en partie dans la tradition démocratique. Il
indique que « la différence réelle qui sépare entre elles démocratie et oligarchie, c’est la
pauvreté et la richesse ; et nécessairement, un régime où les dirigeants, qu’ils soient
minoritaires ou majoritaires, exercent le pouvoir grâce à leur richesse est une oligarchie, et
celui où les pauvres gouvernent est une démocratie » (livre III, Politique).
Il fait explicitement
le lien entre l’égalité politique et l’égalité sociale. Pour lui, les meilleures cités sont celles où
existe l’égalité politique et où les inégalités de revenus sont réduites au minimum.
Pour les Grecs, l’égalité n’est pas une donnée de nature. Ce qui règne dans la nature, c’est
l’inégalité, inégalités de dispositions, de forces, etc. Face à ce constat, deux attitudes sont
possibles. La première consiste à dire que la société doit se conformer à l’ordre naturel. Il faut
donc accepter les inégalités de toutes sortes. Dans cette perspective, le problème politique
central devient la sélection des meilleurs, les aristoi et le régime politique idéal c’est
l’aristocratie, le gouvernement des meilleurs. C’est la position de Platon et Sparte est la cité de
référence de ce modèle.
La seconde attitude analyse ces inégalités naturelles comme une inégalité de rapports de
forces entre les forts et les faibles. Cette inégalité entraîne un rapport de domination et
d’assujettissement. Elle est donc contradictoire avec la liberté, pour les faibles évidemment,
mais aussi pour les forts, car leur force peut s’avérer tout à fait transitoire et temporaire.
Dans
cette conception, l’égalité est donc une condition de la liberté. Si on veut vivre dans une cité
d’hommes libres, il ne faut donc pas respecter la nature, mais construire par la loi, le nomos,
un ordre social qui permet la réalisation de cette liberté en créant de toutes pièces la
possibilité de l’égalité. C’est la position démocratique12.
La position aristocratique aboutit à la question : « qui doit gouverner la cité ? » La réponse
coule de source, ce sont les meilleurs, les aristoi. Pour les démocrates, la question n’est pas
celle-là, mais : « qu’est-ce que la cité ? » Ils donnent comme réponse : c’est la communauté
des citoyens libres et égaux. La pensée démocratique opère donc un détour. Pour définir qui
doit gouverner la cité, il faut d’abord définir ce qu’est la cité.
On ne peut terminer cette partie sans évoquer rapidement le rôle de la tragédie dans la vie
démocratique d’Athènes. La tragédie, comme toutes les fêtes, avait une fonction civique. Il n’y
a pas de théâtre privé à Athènes. Tout le corps civique, et probablement toute la population, y
assistait.
La tragédie permettait de mettre en scène les grands problèmes auxquels la
démocratie était confrontée, non directement mais en traitant d’autres sujets. Dans la tragédie
se rencontrait la pensée traditionnelle issue des mythes anciens et la nouvelle rationalité
démocratique.
La tragédie mettait en scène leur affrontement, leur articulation et le possible
dépassement du conflit. Elle servait à faire prendre de la distance par rapport aux
affrontements quotidiens et jouait ainsi un rôle important dans la cohésion politique de la cité.
Principes et fonctionnement de la démocratie athénienne
On peut les regrouper en six grandes questions.
Reconstruction de l’espace civique
C’est la réforme de Clisthène (508). Avant cette réforme, les athéniens étaient organisés en
tribus basées sur l’appartenance familiale et le clientélisme et sur la base de quatre classes
censitaires. Le système favorisait la domination des familles les plus riches et excluait la
majorité du démos de tout droit politique.
La réforme de Clisthène casse ce dispositif. Tout d’abord est proclamé l’isonomia, l’égalité
devant la loi. Chaque citoyen appartient à un dème et l’Attique est divisée en trois ensembles,
la ville, la côte et l’intérieur.
Dans chaque ensemble se trouvent dix groupes de dème (les
trittyes). Dix tribus sont créées qui comprennent trois trittyes, un de chaque ensemble. Chaque
tribu comprend donc un groupe d’habitants de la ville, de la campagne et de la côte et envoie
50 personnes au Conseil, la Boulè, qui siège en permanence et qui recueille les propositions
des citoyens, prépare les projets de loi et convoque l’Ecclesia, l’Assemblée du peuple
La réforme de Clisthène réorganise radicalement l’espace civique en créant artificiellement de
nouvelles structures politiques de base.
Elle vise d’abord à casser le pouvoir des grandes
familles et les liens de clientélisme qui en étaient une des sources. Elle vise aussi à assurer
une « mixité sociale » dans le lieu ou s’effectue la désignation des membres du Conseil.
Participation effective du corps politique
Elle se fait dans le cadre de l’Ecclesia. Celle-ci regroupe en moyenne 5000 personnes et il en
faut 6000 pour les décisions importantes. Tous les citoyens peuvent prendre la parole
(isegoria). Au milieu du 5ème siècle, Périclès fait mettre en place une indemnité journalière, le
misthos, destinée à permettre aux pauvres de participer aux fonctions civiques et politiques, à
l’Ecclesia, la Boulè et aux différents tribunaux.
Il faut noter qu’il est interdit aux habitants d’une région frontalière de participer au vote de
l’Ecclesia, lorsqu’il s’agit de décider de la guerre avec une cité voisine. Il s’agit d’empêcher
que ceux-ci soient pris dans une contradiction intenable : en effet, soit ils votent en fonction
de l’intérêt de la cité et votent donc éventuellement la guerre en acceptant de voir leurs
maisons et leurs champs dévastés, soit ils votent en fonction de leurs intérêts, mais peut-être
contre ceux de la cité.
Cette volonté de participation de tous aux affaires de la cité est bien résumée par Périclès dans
l’oraison funèbre qu’il prononce pour les soldats morts au combat et que rapporte Thucydide :
« Nous sommes les seuls à penser qu’un homme ne se mêlant pas de politique mérite de
passer, non pour un citoyen paisible, mais pour un citoyen inutile ».
Tirage au sort
Pour les Grecs, l’élection est un principe aristocratique : on veut élire les meilleurs, les aristoi.
Le principe démocratique, c’est le tirage au sort à toutes les fonctions administratives et
politiques. Les athéniens font une différence entre les fonctions réclamant une expertise et les
autres. Pour les premières, il s’agit de choisir les meilleurs, l’élection est donc requise. C’est le
cas de la guerre qui demande un savoir particulier. Les stratèges sont donc élus.
Par contre,
toutes les autres fonctions sont tirées au sort : les prytanes qui président la Boulé, les membres
de celle-ci, les neuf archontes qui forment le gouvernement quotidien d’Athènes, le tribunal
populaire où pouvaient siéger suivant les affaires jusqu’à 6000 personnes.
Contrôle du peuple par lui-même
On peut repérer quatre procédures.
Le graphé paranomon
Un homme pouvait être accusé et jugé pour avoir fait une proposition à l’Assemblée du
peuple, même si celle-ci l’avait adoptée. Il est alors jugé devant un tribunal comprenant
plusieurs milliers de personnes.
Si la proposition était jugée illégale, son auteur pouvait être
lourdement condamné et le vote de l’assemblée annulé. Il s’agit donc là d’une procédure
d’appel du peuple contre lui-même, devant lui-même. Ce n’est pas une cour constitutionnelle
restreinte, mais le peuple lui-même qui est le recours contre des décisions qu’il a lui-même
prises.
Cette procédure répond à plusieurs objectifs. D’une part, il s’agit de modérer la prise de parole
et les prises de décisions hâtives. Une proposition démagogique peut être adoptée dans un
moment de grande tension, mais celui qui l’a proposé y regardera à deux fois s’il sait qu’il peut
être condamné une fois la tension retombée. Il s’agit par là de lutter contre l’hubris, la
démesure, qui peut surgir dans n’importe quelle assemblée.
Il s’agit aussi de donner une
seconde chance aux minoritaires pour faire valoir leur point de vue. Une telle procédure
implique une capacité réflexive de la démocratie qui est capable de faire un retour sur soi, se
juger elle-même et donc de s’auto-limiter.
L’eisanglia
Etaient susceptibles d’être poursuivis les actes jugés propres à renverser la démocratie, les
erreurs de stratégie, la trahison de l’intérêt général.
Tout citoyen pouvait déclencher une
procédure visant tel ou tel responsable devant l’Ecclesia qui pouvait décider alors de saisir un
tribunal composé d’un très grand nombre de personnes. Cette procédure joue, de la même
manière que le graphé paranomon, comme une mise en garde préventive. Elle renvoie à la
volonté d’exercer un contrôle étroit sur les dirigeants politiques et en particulier les stratèges,
qui étant élus et dirigeant les forces militaires, étaient considérés avec une grande méfiance.
L’ostracisme
C’est un dispositif par lequel un homme était exclu physiquement de la communauté pendant
un certain nombre d’années parce qu’il pouvait être considéré comme dangereux pour la
démocratie.
L’ostracisme est décidé par l’Ecclesia. Ce n’est pas une condamnation. L’ostracisé
reste citoyen et ses biens ne sont pas confisqués. Il est simplement mis de côté car l’Ecclesia
considère que ses paroles peuvent être dangereuses ou qu’il a un rôle néfaste pour la cité et la
démocratie.
Le dokimasia
C’est le contrôle des mandats. Il y avait un contrôle systématique de ceux qui exerçaient une
fonction publique ou étaient amenés à gérer des fonds publics. Pour les athéniens, la
citoyenneté s’exerce non seulement par la prise de décision, mais aussi par le contrôle. Un
citoyen est aussi un surveillant, un euthynoï, mot qui signifie aussi redresseur. Il s’agissait de
remettre dans le droit chemin ceux qui avaient tendance à s’en écarter.
Ces quatre procédures tissent un dispositif d’ensemble : ceux qui gouvernent ne sont que des
simples exécutants soumis à des contrôles stricts et réguliers ; ils ont une faible légitimité, car
tirés au sort, et leurs qualités personnelles sont secondaires, voire peuvent être considérées
comme dangereuses ; le pouvoir effectif direct du peuple se trouve dans l’Ecclesia qui elle-même
peut voir ses décisions remises en cause par le peuple lui-même réuni dans la
configuration d’un tribunal populaire de masse.
Le tirage au sort, le caractère rotatif des postes administratifs et politiques, l’existence de
tribunaux populaires de masse empêche la formation d’une bureaucratie permanente et la
reproduction d’une élite politique gestionnaire institutionnalisée. Il n’y avait donc pas d’Etat au
sens strict de ce mot, c’est-à-dire d’appareil séparé du reste de la société. Il y avait certes une
certaine élite sociale issue des familles les plus riches.
Un grand nombre de leaders
démocrates en sont d’ailleurs issus, Périclès en étant l’illustration la plus marquante. Mais
cette élite n’exerçait pas le pouvoir en tant que telle et ses membres qui voulaient acquérir une
influence devaient à chaque moment convaincre l’Ecclesia du bien-fondé de leur point de vue
et pouvaient être soumis en permanence à des procédures juridiques contraignantes.
Une participation importante des riches au fonctionnement du système
Les athéniens refusaient les impôts directs sur la propriété et sur les revenus qui étaient
considérés comme tyranniques. Les ressources provenaient de plusieurs sources : les impôts
indirects comme les taxes portuaires, le lourd tribut annuel versé par les cités dominées, le
produit des mines, notamment les mines d’argent du Laurion et les contributions de la partie la
plus riche de la population, les liturgies.
Ces contributions n’étaient pas fournies sous forme
d’un impôt mais par la réalisation directe de tâches publiques comme les fêtes religieuses ou
l’armement et l’entretien des navires. Ces contributions, proportionnelles à la richesse
possédée, étaient obligatoires et toute personne qui essayait d’y échapper voyait ses biens
confisqués.
Les riches contribuaient ainsi fortement au frais du gouvernement et aux combats. Les
hoplites13 devaient payer leur armement, étaient très peu compensés financièrement et
devaient pouvoir subvenir aux besoins de leur famille. C’était donc la partie la plus riche de la
population.
A l’inverse, les rameurs de la flotte étaient recrutés parmi la partie la plus pauvre
de la population et étaient assez bien payés, environ ce que gagnait en moyenne un artisan.
L’existence d’une flotte importante, en partie payée par les plus riches, représentait leur
intérêt. L’introduction du misthos venait compléter le dispositif.
En définitive donc, les riches
profitaient assez peu du système. C’est là aussi une différence fondamentale avec Rome.
Importance de l’éducation du citoyen, la paideia
Ce n’est pas une éducation au sens de scolarisation, mais au sens global que l’on peut donner à
ce mot. Il s’agissait avant tout d’une éducation civique, visant à développer l’appartenance à la
cité comme communauté des citoyens, à acquérir le sens de la responsabilité vis-à-vis d’elle.
Cette éducation se faisait dans toutes les institutions fondamentales de la cité, la famille, le
gymnase, l’Ecclesia et les tribunaux où les jeunes gens pouvaient se rendre.
Les limites de la démocratie athénienne
On peut en distinguer trois.
Le rapport à l’universel
L’existence de l’esclavage ou l’exclusion des femmes de la sphère politique renvoie à un
problème plus vaste, le rapport à l’universel. Non seulement la communauté politique est
limitée aux adultes, mâles, libres, mais elle est aussi limitée à la cité construite historiquement
dans son contour géographique.
Périclès fera d’ailleurs adopter par l’Ecclesia une disposition
restreignant l’accès à la citoyenneté. La citoyenneté appartient à la cité et le droit, la justice ou
l’égalité n’existent qu’à l’intérieur de la cité. A l’extérieur, c’est le règne du plus fort, y compris
entre les Grecs.
Cette incapacité à ouvrir la citoyenneté athénienne à d’autres cités a été une des cause de
l’échec d’Athènes et du caractère fragile de sa domination14. C’est un des point où Rome a
indéniablement dépassé Athènes. La citoyenneté romaine est accordée progressivement à
toutes les régions dominées par Rome et à tous les habitants mâles de l’Empire (décret de
Caracalla, 214 ap. J-C).
C’est aussi un point où la pensée politique moderne issue de la
Renaissance a clairement dépassé la pensée grecque avec une universalisation qui est
revendiquée comme telle, même si elle n’est pas réalisée effectivement.
Une égalité réduite au domaine politique
Les remises en question permises par l’instauration de la démocratie se sont limitées, pour
l’essentiel, à la sphère politique.
Personne ne remet en cause le droit de propriété, même si
probablement certains sophistes ont dû en parler puisque Aristophane s’en moque dans une de
ses comédies.
Mais cela a été très marginal. Pas de remise en question du rôle des femmes
dans la famille, de l’existence de l’esclavage. Les rapports de domination ne sont pas
interrogés et encore moins remis en question.
C’est encore une grande différence avec les
temps modernes qui ont vu, avec le mouvement ouvrier ou le mouvement des femmes, une
remise en cause effective d’institutions ancestrales. A Athènes, l’égalité s’exerce uniquement
dans le domaine politique, même si des mesures ont été prises sur le plan économique pour
que le peuple puisse effectivement participer à la vie publique.
L’auto-limitation de la démocratie
Cette question renvoie à la nature même de la démocratie15. La démocratie est le pouvoir du
peuple. Par définition le peuple peut décider ce qu’il veut et, en théorie, tout est possible.
Ainsi on a vu, à Ahènes, l’Ecclesia votée en 411 la suppression de la démocratie16 ! Le
traitement de l’hubris est donc une question capitale.
La démocratie est un régime qui ne connaît pas de norme imposée de l’extérieur à elle-même
qui bornerait son fonctionnement et ses décisions. Le peuple doit donc édicter ses propres lois
sans pouvoir les fonder sur une seule loi qui leur serait supérieure. La question centrale de la
démocratie est donc celle de son auto-limitation et des procédures à construire pour permettre
sa réalisation effective.
Cette nécessité est reconnue effectivement à Athènes avec le graphé
paranomon et un des rôles de la tragédie est justement de mettre en scène l’hubris et ses
dangers.
L’histoire de la démocratie à Athènes montre cependant que ce problème n’a pas été résolu.
Outre le vote de suppression de la démocratie en 411, notons, entre autres, la vague d’antiintellectualisme
avec l’interdiction d’enseigner l’astronomie et de nier le surnaturel (430) qui
aboutit à l’exil du plus grand mathématicien grec de l’époque, Anaxagore, et à la
condamnation à mort de Socrate (399)17.
Conclusion
On le voit, Athènes ne représente pas un paradigme à appliquer.
Le problème n’est
évidemment pas de revenir aux Grecs, mais de voir ce que la conception grecque de la
démocratie a d’actuel dans de nombreux aspects.
La démocratie représentative est basée sur
une coupure théorisée entre les citoyens et leurs représentants.
La notion de représentation
politique est d’abord justifiée de façon pratique : l’étendue du territoire et le nombre de
citoyens sont un obstacle à la démocratie directe.
Cet argument peut s’entendre s’il s’agit de
calquer le fonctionnement d’une démocratie moderne sur la démocratie antique.
Il n’a aucune
pertinence lorsqu’il s’agit justement de discuter des formes que pourrait prendre la
participation effective des citoyens dans les conditions actuelles.
De ce point de vue, les
expériences de démocratie participative, malgré leur limites, sont à suivre de près.
Deux autres arguments sont alors employés pour justifier cette coupure. Le premier insiste sur
le fait que la politique est un métier et que la complexité des décisions à prendre demande que
les responsables politiques soient dotés d’une capacité d’expertise qui leur permette de
prendre les bonnes décisions.
La politique est une affaire de professionnels et la
représentation politique vise donc à sélectionner les meilleurs individus pour la faire.
Poussé à
la limite cet argument revient à nier la possibilité même de la démocratie.
On retrouve là
l’écho de la controverse que Platon mena contre Protagoras.
Le second argument est employé par Benjamin Constant, qui fut en France le grand penseur
libéral du début du 19ème, dans un texte célèbre, « De la liberté des anciens comparée à celle
des modernes » :
« Nous ne pouvons plus jouir de la liberté des anciens, qui se composait de
la participation active et constante au pouvoir collectif. Notre liberté à nous doit se composer
de la jouissance paisible de l’indépendance privée. (...) Le but des anciens était le partage du
pouvoir social entre tous les citoyens d’une même patrie ; c’était là ce qu’ils nommaient
liberté. Le but des modernes est la sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment
liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances »
Cette analyse reflète parfaitement le point de vue des classes dominantes.
La « jouissance
paisible de l’indépendance privée » ne vaut évidemment que pour ceux qui en font partie et
qui en ont les moyens.
Si l’objectif est « la sécurité dans les jouissances privées » et non « la
participation active et constante au pouvoir collectif », il faut que ce dernier soit exercé par
une minorité représentant ceux qui n’aspirent qu’à vaquer à leurs paisibles occupations. Que
celles-ci soient basées sur l’exploitation et la domination de la grande majorité de la
population n’entre évidemment pas ici en ligne de compte.
L’objectif de la représentation
politique est, dans cette conception, de permettre l’exercice de ces jouissances et de leur
donner des garanties pour qu’elles puissent perdurer.
Cette conception suppose une démocratie fortement censitaire18. Elle est entrée en crise dès
que les mouvements pour le suffrage universel commencèrent à se développer.
Dès lors, les
questions du rapport entre le peuple et ses représentants furent au coeur de la crise quasi
permanente que connut en France la démocratie représentative, crise qui plonge ses racines
dans la nature même de cette dernière.
Dépasser cette crise suppose retrouver et développer un certain nombre de germes contenus
dans la démocratie athénienne : la politique comme étant l’affaire de tous les citoyens et non
comme un métier particulier réservé à une élite ; la participation effective des citoyens aux
affaires de la cité ; le contrôle des mandats ; l’auto-contrôle du peuple par lui-même.
Bibliographie sommaire et sélective
Moses Finley
Démocratie antique, démocratie moderne, Edition Payot
Esclavage antique, démocratie moderne, Edition de Minuit
Cornélius Castoriadis
Les carrefours du labyrinthe, Edition du Seuil, en particulier les tomes 4 et 5
Ce qui fait la Grèce I, Edition du Seuil
Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet
Travail et esclavage en Grèce ancienne, Editions Complexe
Emmanuel Terray
La politique dans la caverne, Editions du Seuil
Christian Meier
De la tragédie grecque comme art politique, Editions les Belles Lettres
Nadine Bernard
Femmes et société dans la Grèce classique, Editions Armand Colin