Généralement ignorées par le grand public, les expériences mettant en pratique des monnaies complémentaires aux monnaies officielles se multiplient à travers le monde depuis une quinzaine d’années à la faveur des crises économiques et financières successives.
Les citoyens, et parfois les institutions, qui se trouvent dans des situations chaotiques s’efforcent de faire face aux difficultés qu’ils rencontrent et sont souvent amenés à recourir à la création de monnaies régionales.

Ces dernières ont été utilisées à maintes reprises dans les pays d’Europe de l’est après l’effondrement du bloc soviétique ou en Argentine plus récemment. C’est toutefois au Japon qu’elles ont connu l’essor le plus important tant en ce qui concerne la durée d’utilisation que la diversité de forme et de fond.
Le livre de référence [1]
sur le sujet écrit par Bernard Lietaer (l’un des fondateurs de l’Ecu, prédécesseur de l’euro) et Margit Kennedy en 2004 dresse un état détaillé des multiples expériences tentées à travers la planète.

Il est à noter que les auteurs sont frappés par le fait que peu de systèmes complémentaires se donnent pour objectif la diffusion de comportements écologiquement responsables [2].

Ce propos doit toutefois être nuancé car la situation est en train d’évoluer sous l’impulsion du mouvement des villes en transition.

Ayant entamé une réflexion sur le sujet depuis plusieurs mois, nous butions sur plusieurs problèmes concrets liés le plus souvent à la légalité de l’action. En effet, comment créer une monnaie qui ne soit pas hors la loi au regard de la fiscalité et des règlementations sociales de notre pays ? Nous pensons désormais avoir levé les obstacles de cette nature.

 1. Au delà du rôle visible de la monnaie.

Nous ne devons pas nous contenter d’aborder la monnaie sous son aspect habituel. Les personnes engagées dans le mouvement Transition qui réfléchissent sur la résilience des communautés ont bien compris que la monnaie, la culture et le territoire étaient liés. Dans le cadre des changements qui s’annoncent nécessaires et difficiles (problèmes énergétiques, climatiques et économiques
notamment), les communautés à identités fortes s’en sortiront globalement mieux que les autres.

Comme nous l’avons déjà écrit, notre région souffre d’un déficit important à ce niveau. La création d’une monnaie qui ait du sens et qui rende visible et lisible l’engagement d’une population (citoyens, entreprises, associations, paysans, municipalités) constitue vraisemblablement un outil déterminant pour construire ou reconstruire l’identité et la résilience de notre communauté.
Il faut souligner qu’un choix monétaire est un choix de société. Les questions monétaires sont importantes non seulement pour les questions d’inflation ou de déflation, des taux de changes fixes ou flottants, d’étalon-or ou de papier monnaie, mais elle déterminent aussi le type de société dans laquelle cet argent va opérer écrivait le philosophe allemand Georg Simmel, il y a plus d’un siècle [3].

D’autre part, Bernard Lietaer avance une théorie très séduisante : dans les systèmes naturels, l’efficacité est loin d’être le facteur déterminant. La résilience, c’est-à-dire la capacité à absorber les chocs ou changements importants, est encore plus importante. Et cette résilience réside principalement dans la diversité des éléments (biodiversité dans les écosystèmes, shunts ou réseaux parallèles de secours dans les circuits électriques...). Or, le monopole des monnaies conventionnelles les laisse fragilisées devant des mutations. La crise actuelle n’est sans doute que le début de la preuve de cette erreur structurelle très dangereuse. C’est donc la conception unique et monopolistique de la monnaie qui doit donc être mise en cause.
La diversité que l’on met en avant dans les domaines de l’écologie serait donc un gage de sécurité dans un monde économique devenu très instable.

  2. Les objectifs de la monnaie complémentaire.

Les buts de l’émission d’une monnaie complémentaire dans notre région seront à priori les suivants :
– permettre une meilleure connexion entre les producteurs et les consommateurs afin de limiter les émissions de carbone et d’économiser l’énergie,
– mettre en valeur la démarche écologique des acteurs économiques,
– favoriser les échanges intra-régionaux, la relocalisation,
– lutter contre le chômage et stimuler la création de valeur et de revenus dans la région,
– renforcer l’identité régionale et la démocratie locale.

A l’instar des tickets-restaurant qui orientent la consommation vers les restaurants ou des chèques-lire destinés à encourager la vente des livres, la monnaie locale a pour objectif d’orienter la consommation vers les entreprises locales engagée dans une démarche écologique, culturelle, artisanale, artistique et/ou social.

Le groupe qui lancera l’initiative et gèrera la monnaie devra prendre garde à demeurer d’une crédibilité à toute épreuve. Il devra notamment veiller à ne pas pratiquer le copinage et à ne pas cautionner les démarches pseudo-environnementales. A ce propos, l’échec patent dans le domaine de la certification du bois doit nous alerter. L’imposture du label PEFC et les dérives du label FSC (bien qu’initié par Greenpeace, les Amis de la Terre et le WWF) appellent en effet à la plus grande vigilance.

 3. Notre proposition initiale.

Nous proposons la création d’une monnaie locale ayant pour but de favoriser les activités écologiquement soutenables, les arts et métiers, l’artisanat ainsi que la culture et l’économie sociale et solidaire. Le groupe de personnes qui composeront le comité de pilotage devra définir avec précision le champ des activités qu’il entend favoriser.

Nous désirons donner à cette monnaie complémentaire le nom de « méreau » en référence à une monnaie usitée par le peuple français jusqu’au XVIIIème siècle.

Le méreau pourra être qualifié de gâtinais. Nous souhaitons une parité entre le méreau et l’euro. Cela permet de comptabiliser les méreaux dans les comptes des entreprises au même titre que l’on enregistre des tickets restaurant, par exemple.
Afin de garantir la valeur des méreaux, l’émission d’un méreau correspondra au dépôt sur un compte de la « banque des méreaux » d’un euro (avec toutefois un bonus). Ainsi la valeur des méreaux en circulation sera équivalente à la valeur en euros des dépôts figurant au crédit du compte de la « banque des méreaux. »

La « banque des méreaux » devra être gérée par une association à créer. Les euros confiés seront déposés au crédit d’un compte d’une banque. L’association devra, sous des conditions qu’il faudra déterminer, établir la liste des entreprises, associations, municipalités ou autres institutions qui acceptent les paiement en méreaux. Pour exemple, à Ithaca (États-Unis), l’une des plus belles réussites en matière de monnaie complémentaire, une centaine d’entreprises participait dès le
lancement des Ithaca Hours au projet.

Une décennie plus tard, 1500 entreprises acceptaient cette monnaie. Etant donné notre objectif écologique, une progression de cet ordre n’est pas envisageable dans l’immédiat. Nous souhaitons seulement attirer l’attention sur le fait qu’une centaine de personnes physiques et morales suffirait pour démarrer.
Les billets ont une haute valeur symbolique dans une communauté et doivent être signifiants. Nous proposons que le symbole probablement le plus emblématique du Gâtinais orne les billets, à savoir l’abeille. Cet insecte est également symbolique du combat écologique, ce qui tombe fort à propos.
Les inscriptions qui figurent sur la monnaie ne doivent pas non plus être anodines. Nous proposons deux formules qui donnent sens à notre action :
– « Pour un équilibre monnaie-terre »,
– « Je te soutiens, tu me soutiens [4]

Le système, dit de bons, que nous préconisons devra réunir les critères suivants [5] :
– être avantageux pour tous les participants,
– être organisé en vue du bien commun,
– faire l’objet d’une mise en œuvre professionnelle,
– assurer la transparence des comptes et des mécanismes en jeu vis-à-vis des utilisateurs,
– faire en sorte que le contrôle démocratique puisse être exercé par tous les utilisateurs,
– bénéficier d’un financement ou d’une stratégie financière durable,
– garantir la circulation de la monnaie.

 4. Principes de fonctionnement, préparation et lancement de la monnaie complémentaire.

Il existe de nombreuses modalités de fonctionnement pour les monnaies locales. Tout dépend de ce que les initiateurs désirent promouvoir, de l’implication des pouvoirs publiques, de la culture régionale...
Nous nous sommes largement inspirés du fonctionnement des chiemgauer lancés en Allemagne dans la mesure où ses principes sont simples, compréhensibles par tous et ont fait preuve d’une grande efficacité. Songeons simplement que les chiemgauer circulent six fois plus que les euros au sein de l’économie locale !

Au début de l’expérience, la personne qui souhaite obtenir des méreaux dépose une somme sur le compte de la « banque des méreaux », par exemple 100 €. En échange, la banque lui remet 103 méreaux. La personne bénéficie donc d’un bonus de 3 € et elle peut utiliser cette monnaie pour acheter des biens et des services auprès des entreprises et des associations qui l’acceptent.
L’entreprise (ou le consommateur) n’est pénalisée que lorsqu’elle désire effectuer des achats dans des entreprises n’acceptant pas la monnaie complémentaire. Elle doit alors convertir ses méreaux en € à la « banque des méreaux » qui retient alors une commission de 5%.

Pour 100 € détenus, la « banque des méreaux » émet donc 103 méreaux. Et pour 100 méreaux qui reviennent à la banque, elle verse 95 €. La différence couvre des frais de fonctionnement et permet éventuellement de financer des opérations environnementales. Cette commission ressemble à celle que perçoit l’organisme qui gère les tickets-restaurant. En effet, pour 100 € de recettes, le restaurateur touche 97,50 € et l’organisme 2,50 €.

Le rôle de la « banque des méreaux » sera donc le suivant :
– tenir un compte bancaire de dépôt des euros qui constitue la garantie de la valeur des méreaux en circulation,
– émettre des billets libellés en méreaux en contre-partie,
– remettre des euros en échange des méreaux aux personnes qui lui verse des € en encaissant au passage une commission de 5%,
– établir la liste des personnes physiques et morales acceptant la monnaie complémentaire selon des critères qu’elle devra définir.

Les taux mentionnés ne sont qu’indicatifs, mais nous pensons que l’ordre de grandeur est correct.

L’incitation (bonus de 3%) et la « dissuasion » (commission de 5%) sont suffisants sans être décourageants pour les utilisateurs.

Le processus de création de monnaies régionales se fait de deux manières : par le sommet ou par la base. Notre région ne se distinguant pas particulièrement pas la créativité sociale des ses institutions, le processus visant à mettre en œuvre la monnaie complémentaire devra donc émaner de la base, comme dans le cas des AMAPP. Dans la période chaotique dont nous entamons la traversée, nous ne pouvons plus nous permettre d’attendre des solutions venues d’en haut.
Bernard Lietaer ajoute d’ailleurs à ce propos que s’accrocher aux anciennes solutions hiérarchiques d’experts reposant sur des structures de commandement et de contrôle, étouffera de façon prévisible l’esprit d’innovation que les circonstances exigent.

Les spécialistes [6]
des monnaies régionales indiquent que l’équipe chargée de mener à bien le projet
devra réunir un certain nombre de compétences. De la qualité du groupe de pilotage qui initie et met en œuvre la monnaie dépend le succès de l’expérience.

Afin de mettre tous les atouts de son côté, ce groupe de pilotage devra suivre un processus composé de trois étapes [7]
 :
– une phase d’analyse permettant de réfléchir et faire réfléchir à ce qu’une nouvelle monnaie pourrait apporter,
– une phase de sensibilisation destinée à convaincre les décideurs, d’obtenir leur appui et de se procurer un certain nombre de relais au sein de l’opinion locale,
– une phase de lancement au cours de laquelle il convient d’impliquer la population.

Les AMAPP sont nées il y a quelques années, au moment où de nombreuses exploitations d’agriculteurs biologiques étaient littéralement menacées de disparition. De nouvelles valeurs fondées sur la solidarité, la transparence, la démocratie, la préservation de la nature et la confiance ainsi qu’une volonté affirmée de la part des acteurs (producteurs et consommateurs) concernés sont
venues conjurer un sort qui paraissait scellé.

Forts de nos acquis, de nos réseaux, de nos compétences et de nos valeurs, nous devons dans les mois et les années à venir relever les nouveaux défis qui se présentent à nous.

Nous avons le devoir de sauvegarder l’économie du premier étage [8] et la rendre compatible avec les limites de notre planète. En ce sens, les monnaies locales constituent un outil novateur et potentiellement très
efficace.

Ajoutons également que l’une des conditions [9] sine qua non devant être réunies pour qu’une monnaie complémentaire fonctionne est le choix du moment. Cette condition nous paraît aujourd’hui parfaitement remplie.

Philippe Lalik ,
31/10/2010


[1Bernard Lietaer & Margrit Kennedy : Monnaies régionales, de nouvelles voies vers une prospérité durable (Éditions Charles Léopold Mayer)

[2Id. p. 226 Pour en savoir plus voir sur le mouvement Transition : http://villesentransition.net/ ou encore http://fr.wikipedia.org/wiki/Ville_en_transition

[3Id p. 93

[4C’est une formule que Daniel Quinn attribue au fonctionnement des communautés de chasseurs-cueilleurs dans son livre Ishmael.
 ».

[5Bernard Lietaer & Margrit Kennedy : Monnaies régionales, de nouvelles voies vers une prospérité durable (Editions Charles Leopold Mayer) p. 107-108

[6D’après Edgar Cahn (qui a contribué au lancement de plus de 300 monnaies dans une vingtaine de pays) cité par Lietaer et Kennedy p. 102

[7Id. p. 135 et suivantes.

[8Fernand Braudel décrit l’institution de l’économie comme la construction d’une édifice à trois étages. Elle naît, au rez-de-chaussée, de l’économie de subsistance : l’humanité y a été quasi-confinée durant un million d’années ; une bonne
part s’y trouve encore, et ses progrès très lents n’ont permis que récemment de surmonter techniquement les famines répétitives. Au premier étage (l’étage central), s’est progressivement développée l’économie de marché local : dans cet
échange "à vue humaine", qui fut d’abord celui de la cité et de sa campagne, se sont justement cultivées les règles de l’économie de marché. Au second étage (l’étage supérieur), l’échange au loin des caravanes puis des navires, des
chemins de fer, de l’aviation et des télécommunications, a tissé ensuite des économies-mondes, aujourd’hui absorbées en une seule : c’est le règne de la macro-économie et de ses poids lourds (multinationales, institutions financières,
principaux États).
Dans Civilisation matérielle, économie et capitalisme , Braudel raconte longuement l’édification de ces étages successifs. L’étage supérieur tire parti de son éloignement (géographique et technologique) et de son poids financier
pour s’abstraire des règles du marché (concurrence, transparence), visant des situations de rente, oligopole ou monopole.
Il tient ainsi constitutivement un double langage : " Faites ce que je dis (l’économie de marché), pas ce que je fais ".
Pour faire bref, on peut dire que l’étage central observe les règles du marché, que le rez-de-chaussée ne les pratique pas encore, et que l’étage supérieur ne les pratique plus.

[9Les deux autres conditions étant la volonté et la qualité des promoteurs du système et le mode d’organisation.

Par Lalik Philippe

Le lundi 28 octobre 2019

Mis à jour le 12 août 2022