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Evelyne Magnien, photographies

Evelyne Magnien nous offre régulièrement des photographies pour nos éditos.
Elle s’interesse notamment à la biodiversité et particulièrement aux pollinisateurs.

Nouvelle inédite.

Hélène Martin s’ennuyait.
Tous les jours elle marchait jusqu’au cimetière et se rendait sur la tombe de Bernard ; elle ôtait les fleurs fanées, remettait en place les plaques funéraires bousculées par le vent, frottait le marbre terni par les intempéries et, les yeux humides, se remémorait les meilleures années de leur vie commune. Parfois, mais trop rarement, elle rencontrait une autre veuve avec laquelle elle pouvait papoter quelques minutes. Elle faisait ensuite un petit tour à Super U pour voir les promos, son petit budget ne lui permettant guère de faire des folies.
Tout cela, même en y ajoutant une ou deux heures de travaux ménagers dans la modeste maison qu’elle avait louée rue des Rossignols, ne suffisait pas pour occuper des journées interminables ; malgré les feuilletons-télé, dont elle se gavait, et parfois la visite d’une voisine venue tricoter en sa compagnie, elle trouvait le temps long. Elle avait bien un fils, mais il finissait ses études à Rennes dans une école d’ingénieurs- elle était si fière de lui ! - et ne rentrait que rarement chez sa mère. Elle était seule.
Sur le plan professionnel, ce n’était pas mieux ; elle avait travaillé quelque temps comme vendeuse au rayon charcuterie de Super U, mais son CDD n’avait pas été renouvelé, et toutes ses tentatives pour trouver un autre emploi avaient échoué : elle était visiblement trop vieille, même pour vendre du saucisson...
Comme elle lui semblait loin l’époque où sa boulangerie, idéalement située au centre du bourg sur la place de l’église, vibrait de toutes les nouvelles apportées par les clients ! Échangés dans son magasin, au milieu des parfums du pain frais, des viennoiseries et des brioches au beurre, ces bavardages étaient le sel de sa vie de femme et de citoyenne. Son boulanger de mari contribuait lui aussi à alimenter les conversations : de retour de ses tournées quotidiennes dans les villages voisins, il en racontait des choses à son épouse ! Et elle se chargeait de les distiller avec gourmandise, fière d’être devenue, pimpante et fraîche derrière son comptoir, un des personnages qui comptaient dans le pays.
Ainsi, pendant plusieurs décennies, sa vie sociale avait été palpitante, juste ternie par la sale rumeur, qui finit par lui parvenir, selon laquelle il arrivait à Bernard de se faire offrir le café, voire plus, chez certaines femmes encore jeunes, pendant que le mari était à l’usine et les enfants à l’école...Son mari, un « coureur de jupons » ? Elle s’était efforcée de ne jamais y croire, mais le doute ne l’avait jamais abandonnée ; d’autant plus que Bernard, jusqu’à sa maladie, était resté un beau blond aux yeux bleus qui pouvait tenter plus d’une mère au foyer ...
Elle avait bien essayé, ces dernières années, de se trouver un nouveau compagnon : cours de tango, club de scrabble, de marche, et même chorale, elle avait tout essayé mais n’avait jamais trouvé chaussure à son pied.
Son fils avait tenté de la persuader de s’inscrire sur Meetic, quel mal y avait-il à cela ? Tout le monde le faisait, elle pourrait y faire de belles rencontres ! Dans cette perspective il lui avait récemment installé un ordinateur et avait chargé Florian, son cousin germain, de lui apprendre le B.A.BA du web ; ce neveu habitait le village d’à côté et pourrait venir en scooter la dépanner, si nécessaire. Elle avait ainsi été initiée un minimum à l’usage de l’informatique, motivée par le besoin de communiquer par mails avec son fils, mais n’avait jamais pu se résoudre à trouver l’âme sœur sur les sites de rencontre ; rien que d’y penser ça la mettait mal à l’aise... Elle était sans doute aussi trop difficile, comme le lui répétait souvent sa sœur cadette Mireille, la mère de Florian. Cependant on ne pouvait tout de même pas, à son âge, se mettre avec n’importe qui ! Mireille eut beau lui dire qu’à tout juste 50 ans elle n’était pas vieille, qu’elle avait encore de « beaux restes » et pouvait même séduire un homme plus jeune qu’elle, elle ne fut pas convaincue et renonça peu à peu à toute coquetterie, à tout nouvelle histoire d’amour. Elle se contenta de rêver devant « Les feux de l’amour ».

Soudain, début mai, un événement vint la tirer de sa torpeur, un événement annoncé dans le journal de la commune : le maire, monsieur Segain, tiendrait deux semaines plus tard une réunion publique pour consulter ses administrés sur un projet qui lui importait, l’inscription de sa commune au plan « Voisins Veilleurs » initié par le Ministère de l’Intérieur. Son communiqué insistait sur les faits de délinquance dans le département, des délits qui selon les statistiques officielles se multipliaient d’année en année. Il était grand temps de prendre des mesures et de se mobiliser. Des explications détaillées sur le projet seraient données lors de la réunion au Foyer Rural du bourg.
Les « Voisins Veilleurs », madame Martin les connaissait, Jean-Pierre Pernaud en avait parlé avec enthousiasme aux infos sur la UNE, quelque temps auparavant ! Ce qu’il en avait dit l’avait vraiment convaincue, elle irait à la réunion du maire.
L’auditoire, dans la grande salle du foyer rural, fut clairsemé et âgé, mais fortement motivé : avec tout ce qu’on voyait et entendait à la télé, et tous ces Roms qu’on laissait venir, on ne se sentait plus en sécurité. D’ailleurs, monsieur le Maire l’avait rappelé, des cambriolages avaient eu lieu récemment dans la commune, on pouvait craindre le pire pendant les vacances d’été. On vivait dans la crainte, on vérifiait l’état des serrures. Si on en avait les moyens, on faisait installer des caméras de surveillance ; à défaut, on se procurait un chien de garde, le plus aboyeur possible.
Le maire parla d’entraide et de solidarité, d’entreprise citoyenne soutenue par les préfets et qui connaissait déjà un grand succès dans le département. Le Conseil Municipal avait approuvé le projet « Voisins Veilleurs », l’assemblée des présents à la réunion le plébiscita. Madame Martin, qui avait jusque-là toujours évité de s’investir dans les affaires du bourg, sentit qu’il était de son devoir de prendre cette fois-ci des responsabilités. Quand monsieur le Maire demanda des volontaires pour devenir « Voisins Référents », sortes d’auxiliaires de la police et de la gendarmerie, elle leva le doigt et, très émue, donna son nom.
A la fin de la réunion, monsieur Segain précisa que les candidatures devaient être validées par les autorités judiciaires. Bien sûr, en ce qui le concernait il n’avait aucun doute concernant la moralité de ceux qui postulaient, mais ils devaient comprendre que dans ce domaine on ne prend jamais trop de précautions.
Fin mai Madame Martin reçut son ordre de mission en tant que « Capitaine de quartier », et le numéro de portable de son référent à la gendarmerie de la ville voisine. Elle redevenait enfin quelqu’un. Elle tut cependant cet engagement citoyen à son fils et à sa soeur : elle n’était pas absolument sûre qu’ils l’auraient approuvée ; il serait bien temps de leur en parler lorsqu’ils découvriraient l’autocollant « Voisin Veilleur » sur sa boîte aux lettres.

En face de sa maison se trouvait un petit square entouré d’une haie de lauriers ; la mairie y avait fait installer une aire de jeux pour les enfants du lotissement : tourniquet, toboggan, balançoires...A partir de la mi-juin cet espace ludique fut investi par une bande d’adolescents désoeuvrés qui arrivaient sur leurs mobylettes pétaradantes dès la fin de l’après-midi ; ils restaient là jusqu’à une heure avancée de la soirée, parfois jusqu’à une ou deux heures du matin ! Et c’était tantôt des « Ta gueule ! » retentissants, tantôt des rires bêtes et sonores, et surtout, de plus en plus souvent, une musique de sauvages qui venait d’une voiture garée devant le parc, autoradio à fond et vitres ouvertes. Mais quelle éducation ces jeunes avaient-ils donc reçue ? Jamais son fils à elle, son Morgan, ne s’était comporté de cette manière ! Si elle l’avait laissé traîner les rues comme eux, il ne serait pas en train de terminer ses études d’ingénieur ! Lui au moins son avenir était assuré, encore un an et il aurait une bonne situation, alors que ces semi-délinquants...
Le dimanche suivant, vers minuit, forte de sa nouvelle fonction de « Capitaine de quartier », Hélène Martin alla voir ces excités : allaient-ils bientôt cesser de faire du bruit ? Les gens du quartier avaient tout de même droit au sommeil ! Elle leur signifia par la même occasion que cet espace était réservé aux enfants et qu’ils n’avaient rien à y faire. Résultat, elle se fit insulter, traiter de « vieille peau qui n’avait sûrement jamais été jeune », et l’un de ces monstres lui fit même une proposition obscène ! Horrifiée, elle rentra s’enfermer chez elle. Le lendemain elle découvrit que son autocollant avait été arraché et que la plate-bande d’œillets, le long de son mur, avait été piétinée. Elle s’en plaignit au maire, lui dit aussi qu’elle avait été violemment insultée. Il lui conseilla, la prochaine fois qu’elle serait embêtée par le bruit, d’envoyer un SMS à son contact à la gendarmerie. Madame Martin s’attendait à un soutien plus énergique de sa part, mais ne dit rien. Elle ne demanda pas un autre autocollant.
Quelques jours plus tard, alors qu’on ne pouvait pas fermer les fenêtres à cause de la chaleur de cet été précoce, le ramdam recommença ...Elle regardait « Nouvelle Star » à la télé en attendant qu’il fût suffisamment tard pour justifier un appel à la gendarmerie, quand on sonna au portillon de son jardinet. Elle sortit sur son balcon et vit devant son portail un habitant du quartier, qu’elle connaissait de vue mais auquel elle n’avait jamais parlé. Il lui sembla bien l’avoir aperçu à la réunion du maire. C’était un homme encore jeune, la cinquantaine, grisonnant et mince ; sous la lumière du réverbère, il lui apparut à la fois séduisant et digne de confiance et, malgré l’heure tardive, elle alla lui ouvrir.

Carlos Da Silva était à la retraite depuis peu ; c’était un « jeune » retraité qui avait profité du régime spécial des cheminots, traitement de faveur que tous les agents de la SNCF méritaient tout à fait, selon lui ; d’ailleurs s’il était resté célibataire, c’était bien à cause de son boulot qui le faisait partir quotidiennement à l’autre bout de la France, à des heures où d’autres sont tranquillement devant leur télé ! Et puis, contrôler les billets, faire la chasse aux tricheurs, c’était chaque jour risquer l’incident, voire l’agression !
Comme il avait à présent envie d’être au calme et d’avoir un petit bout de terrain, il avait acheté à un couple qui divorçait une petite villa sans caractère au bout de la rue des Rossignols, à quelques maisons de celle d’Hélène Martin. Cependant il sentit bien vite combien il est difficile, à un certain âge, de faire de nouvelles connaissances, et il avait beau promener matin et soir son berger allemand dans le quartier, il n’avait encore jamais eu l’occasion d’avoir une vraie conversation avec l’un des habitants du lotissement ; d’autant plus qu’il n’était pas du genre à forcer la main. Il découvrit aussi qu’on a beau habiter la campagne, on n’est pas à l’abri des nuisances, et qu’entre le voisin qui taille sa haie, tond sa pelouse, ou fait l’aménagement de sa maison à coups de perceuse, on était rarement tranquille chez soi...Bon, ces bruits-là, il pouvait encore les accepter, mais ce qui le mettait hors de lui, c’étaient ces jeunes qui faisaient les cons à toute heure sur leurs mobylettes, et qui passaient et repassaient en faisant ronfler leurs moteurs et crisser leurs freins. Qui plus est, il avait découvert que leur nouveau lieu de rencontre - ils avaient dû être chassés de l’abribus qu’ils squattaient auparavant et qu’ils avaient tagué - était maintenant le petit parc à côté de chez lui. Bientôt ce square allait devenir un dépotoir ! Il y avait déjà trouvé au pied de la haie quelques bouteilles de bière, et une dizaine de canettes de Red Bull, la boisson à la mode. À quand les seringues dans le bac à sable ? C’en était trop, il fallait faire quelque chose, car visiblement les employés municipaux attendaient paisiblement que la situation dégénère !
C’est pourquoi, ce jeudi-là, alors qu’à plus de 23 heures la clique des délinquants locaux – mais était-ce vraiment des locaux ?- faisait plus de tapage que jamais, il alla sonner chez madame Martin, qu’il avait vue s’engager en tant que « Voisin Veilleur »à la réunion du maire.

Il se présenta, s’excusa de venir ainsi la déranger ; cependant, il avait remarqué qu’elle n’était pas encore couchée, d’ailleurs avec tout ce vacarme comment pouvait-on aller dormir ? C’était justement de ça qu’il voulait lui parler : il savait qu’elle était « Voisin Veilleur »,et voulait lui demander ce qu’elle comptait faire, rapport à ce qui se passait dans leur rue...
« Justement, j’attendais minuit pour appeler la gendarmerie.
- Parce que vous croyez qu’ils vont se déplacer juste pour le bruit, un samedi soir ? Et même s’ils viennent, vous croyez qu’il va se passer quelque chose ? Ils vont les faire partir ce soir, et ils reviendront demain. Non, il faut qu’on ait du sérieux comme signalement, par exemple un problème de drogue...Je vous propose qu’on aille tous les deux faire un tour là-bas, et qu’on observe ce qui s’y passe.
- Oui, mais je ne veux pas me montrer, j’ai déjà eu des mots avec eux, je ne tiens pas à ce qu’ils viennent tout saccager chez moi...
- Ils ne nous verront pas, il y a la haie. »
Elle ne se fit pas prier davantage, cette proposition avait le goût de l’aventure, une aventure sans danger et qui satisfaisait sa nature curieuse. Dès qu’ils auraient la preuve qu’il se passait en face de chez elle des choses illégales, elle contacterait la gendarmerie et leur demanderait de venir. Après, ce ne serait plus son problème, les forces de l’ordre n’auraient plus qu’à faire leur travail.
En attendant qu’il fît nuit noire elle invita ce monsieur Da Silva à boire un café ; ou, s’il préférait, une des liqueurs « maison » qui attendaient depuis longtemps dans son buffet, faute d’amateurs.
Ils bavardèrent assis sur le balcon, cachés derrière les jardinières de géraniums suspendues à la rambarde. Les odeurs délicates des rosiers du jardin montaient jusqu’à eux, mais l’ancien cheminot n’y fut pas sensible, il avait des préoccupations plus prosaïques dont il voulait faire part à sa voisine :
« Vous savez, il y a plus grave que ces gamins écervelés qui picolent et qui fument pour faire comme les grands ; le pire pour moi, c’est les Roms, c’est eux les vrais poisons aujourd’hui. Il y a un gros campement à deux kilomètres de là, je l’ai vu en promenant mon chien ; ils ont l’air vraiment installés ! La mairie tolère ça ?
- C’est pas chez nous, c’est sur le village d’à côté, et visiblement personne leur dit rien ... ils sont là depuis des années, c’est comme s’ils étaient chez eux ! Notre maire ça le rend fou, mais que voulez-vous qu’il fasse ? Quand il y a ici des poules qui disparaissent ou des outils qui manquent dans les hangars, on sait tout de suite d’où ça vient !
- Il faudra qu’on aille voir ça de plus près, discrètement, en passant par le bois qui est juste à côté ; je serais pas étonné qu’on y trouve des tonnes de cuivre, j’ai lu dans le journal qu’il y avait eu quantité de vols de ce type de matériau sur des chantiers du département. Sans compter tous les pots catalytiques qui disparaissent en ce moment...Vous avez vu leurs bagnoles ? Ils ont du fric, comment est-ce qu’ils l’ont eu ? »
Elle ne répondait rien, hésitante ; aller dans les bois avec un homme qu’elle connaissait à peine, était-ce bien raisonnable ? D’un autre côté, ce qu’il lui proposait, ça correspondait bien à la mission qu’elle avait acceptée, ça méritait bien une petite prise de risque, au reste assez excitante ! C’était décidé, elle irait avec lui épier les gitans.
Soudain une succession de cris féminins et d’éclats de voix interrompit leur conversation : « Tire-toi, fous-moi la paix », puis à nouveau des cris de fille, et des rires de garçons. La voix féminine, criarde, aigüe, résonnait dans la nuit : « Me touche pas ! Lâche-moi ! Ça va pas non ? » L’homme et la femme se regardèrent, et l’ancien cheminot dit : « Ils sont en train d’en violer une, ma parole ! Il faut qu’on descende, on peut pas rester là sans réagir ! »
Après avoir traversé la rue, ils contournèrent une Clio garée devant le parc, longèrent courbés la haie de lauriers. Epaisse, elle pouvait les camoufler aisément ; pas trop haute, elle permettait à un homme debout de voir ce qui se passait à l’intérieur de cette aire de jeux.
Les cris s’étaient tus. Quand Carlos Da Silva se redressa, il vit les silhouettes d’une demi- douzaine de jeunes autour d’un feu, allumé au milieu du grand bac à sable. Ils discutaient vivement ; l’un d’eux était debout et semblait prendre les autres à parti. La boulangère et le cheminot écoutaient autant qu’ils le pouvaient mais la musique rap, diffusée par un appareil puissant, les empêchait de comprendre ce qui se disait ; Da Silva avança encore un peu plus pour se rapprocher du groupe, Hélène Martin le suivit.
Dans un coin, accroupi, vaguement éclairé par les flammes, un couple enlacé s’embrassait ; quand la fille se mit à rire bruyamment, puis à parler, ils reconnurent la voix de celle qui criait juste avant. Da Silva, dépité, avoua à voix basse son erreur :
« C’est sûr, elle est pas en train de se faire violer ! C’est juste une petite allumeuse qui fait semblant de pas vouloir pour mieux exciter son copain !
- Par contre, ils ont pas le droit de faire du feu ici, s’indigna Hélène Martin.
- Et surtout, pas le droit de fumer des pétards, triompha le cheminot. Je les vois en train de se passer un joint...Vous sentez cette odeur ? Je la connais bien, moi, l’odeur du cannabis ; avec mes collègues on faisait la chasse aux fumeurs de joints dans les toilettes des trains, et même dans les wagons. Ils se cachent plus maintenant !... 
- Monsieur Da Silva, rentrons, ils vont finir par nous découvrir, j’ai de quoi dire aux gendarmes maintenant ! »

La gendarmerie promit d’envoyer une voiture dans la demi-heure. Hélène, elle, promit à Carlos de l’accompagner le lendemain matin à proximité du camp de Roms, en passant par le bois. Elle prenait goût à son nouveau rôle dans la communauté des « Voisins Veilleurs » ; elle espérait que Carlos Da Silva l’y rejoindrait, il semblait bien motivé. Il lui promit d’ailleurs de s’inscrire en mairie le plus tôt possible.
Elle guetta l’arrivée des gendarmes, au frais sur son balcon. Ils arrivèrent finalement assez rapidement, et restèrent un bon moment dans le petit parc redevenu silencieux ; elle les vit ressortir avec trois des jeunes, qu’ils embarquèrent dans leur véhicule. La fourgonnette partie, le reste du groupe apparut à son tour dans la rue, et ils s’en allèrent sur leurs mobylettes, dans le bruit assourdissant des pots d’échappement trafiqués. Seuls la Clio et un scooter restèrent là, comme abandonnés.
Hélène Martin s’en alla au lit, avec le sentiment du devoir accompli.

Vers 9 heures le lendemain matin Carlos sonnait au portillon. Il était bien matinal, elle n’était pas encore prête et venait à peine de finir son petit déjeuner ! De son balcon elle lui dit d’entrer un moment, et tandis qu’il avançait d’un pas alerte dans l’allée du jardin, elle remarqua qu’il était endimanché, et n’avait pas exactement choisi la tenue appropriée pour une expédition dans un sous-bois certainement plein de ronces...
Elle s’éclipsa pendant qu’il buvait un café et, renonçant au survêtement qu’elle avait d’abord prévu, alla se vêtir d’un pantalon clair et d’un chemisier aux couleurs printanières.
Il ne fallut pas plus de 3 minutes à la 308 de Da Silva pour atteindre le bois qui jouxtait un campement de « Gens du Voyage » perdu au bout d’un chemin de terre. Après avoir marché un moment sur une sente étroite qui traversait la futaie - Carlos muni d’une serpe était devant et coupait les ronces qui de temps à autre obstruaient la voie - ils arrivèrent en face du campement ; cachés derrière l’énorme tronc d’un chêne moussu et couvert de lierre, ils purent observer tout à leur aise ce qui se passait à une trentaine de mètres d’eux, d’autant plus que Da Silva avait pris soin d’apporter ses jumelles. Plusieurs familles de Roms vivaient là, et depuis longtemps : ils cultivaient leurs légumes dans un jardin bien entretenu, élevaient dans un enclos poules et canards, et avaient même des cages pleines de lapins. Un hangar bien construit abritait un capharnaüm d’objets et à côté du hangar on voyait distinctement un entassement de matériaux de construction, parmi lesquels de la tuyauterie et des chéneaux en cuivre. Cinq caravanes étaient posées à l’avant du camp, comme sédentarisées définitivement, et autour jouaient une myriade de gamins de tous âges. Une demi-douzaine de vieilles voitures pourrissaient au fond du terrain tandis qu’une Audi A3 et une Mercedes, un modèle assez ancien, stationnaient au bord du chemin. Des jeunes femmes brunes en tenues à la mode fumaient et prenaient le soleil sur des fauteuils en plastique blanc tout en surveillant les enfants ; les plus âgées devient être dans les caravanes. On ne voyait aucun homme.
« Ils bougent pas d’ici, mais ils envoient pas pour autant leurs enfants à l’école, remarqua Hélène.
- Pas besoin de savoir lire et écrire pour voler sur les chantiers, regardez tout ce qu’ils ont accumulé à côté du hangar, dit Carlos en lui passant les jumelles. Ces gens-là cherchent pas à s’intégrer, c’est des vrais parasites !
- En tout cas ils n’ont pas l’air de s’en faire, ils sont sûrement plus heureux que vous et moi...
- Parce que vous êtes pas heureuse ici, avec moi ce matin ? Moi je suis très heureux, dit-il en la regardant avec insistance. »
Elle en fut toute gênée et ne sut quoi répondre. Elle se sentait comme une adolescente allant à son premier rendez-vous, c’était ridicule, à son âge !
Carlos lui fit encore remarquer que sur ce terrain communal ces romanichels avaient même l’eau et l’électricité, c’était un comble ! Leurs roulottes devaient avoir tout l’équipement moderne, récupéré on ne savait pas où... Il proposa à Hélène de retourner à la voiture, ils en avaient assez vu, il fallait alerter la municipalité à qui appartenait le terrain.
« Mais c’est pas ma commune, je suis pas chargée de surveillance sur ce village !
- En tant que citoyens on a le devoir de signaler des délits n’importe où sur le territoire français, vous croyez pas ? D’autant plus que les Manouches sont dans le collimateur du gouvernement en ce moment... » Elle n’ajouta rien et le suivit.
A la secrétaire de mairie du village voisin Da Silva dit ce qu’ils avaient vu, et demanda si la municipalité était au courant de la présence de matériaux sans doute volés dans le camp des Roms. L’affaire sembla grave à la jeune employée, de sorte qu’elle alla frapper à la porte du bureau d’à côté, où justement le maire venait d’arriver. Il les reçut, les écouta, et les rassura : le clan des Schmitt était là depuis plus de 20 ans, et n’avait jamais posé de vrais problèmes ; au moins trois chefs de famille avaient un véritable emploi et gagnaient correctement leur vie, au point d’avoir pu acheter dans le village une vieille maison qu’ils avaient l’intention de restaurer. D’où les matériaux qu’ils avaient vus. Et le maire termina par ces mots : « On n’espionne pas et on n’accuse pas sans preuve des gens qu’on ne connaît pas, même si c’est des Roms ; je vous trouve bien imprudents ! Mais quel genre de société nous préparez-vous ! »
Sur le pas de la porte de la mairie, Hélène Martin murmura : « On aurait pas dû venir, je m’en doutais. Il nous a fait la morale, je me sens humiliée !
- Ils ont peut-être acheté une maison, mais rien ne dit qu’ils ont acheté les matériaux, il m’a pas du tout convaincu, moi, répliqua Da Silva. »
Quand ils revinrent devant la villa d’Hélène après être passés une nouvelle fois, à l’entrée de leur village, devant le panneau jaune « Voisins Veilleurs », elle descendit du véhicule sans l’inviter à boire un café chez elle ; elle n’en avait pas envie, et il dut bien s’en rendre compte. Ils se quittèrent sans se donner de nouveau rendez-vous.
Dans le salon, le répondeur du téléphone indiquait qu’elle avait reçu un appel ; en réalité il y avait deux messages : le premier venait de la gendarmerie, on la convoquait en tant que témoin des incidents de la veille, l’autre était de sa sœur, elle lui demandait d’une voix pleine d’angoisse de la rappeler le jour-même, ce qu’elle fit aussitôt :
« Allo Mireille, qu’est-ce qui t’arrive ?
- Une catastrophe ! Florian a été interpellé hier soir, on l’a mis en garde à vue toute la nuit et ils ne l’ont relâché que tôt ce matin, juste parce qu’il fumait un joint et qu’il était avec deux jeunes connus pour dealer ! Ça s’est passé en face de chez toi, t’es au courant ?
- Euh…non, je me suis couchée après la Nouvelle Star et j’ai pris un somnifère pour dormir, parce que ça faisait un boucan d’enfer dans le square.
- Florian, c’est pas son habitude de fumer des joints, il fréquente pas ces jeunes, c’est juste qu’il y est allé hier soir parce qu’il s’est fait piquer son portable au lycée hier, dans les vestiaires du gymnase, et qu’on lui a dit que c’était Kevin le voleur, un du groupe. Le Kevin était pas là hier soir en plus. Le problème, c’est que Florian il a travaillé comme un fou pour avoir sa prépa vétérinaire, et que cette histoire, si elle figure dans son dossier, ça risque de l’empêcher d’y aller ! J’en suis malade, et lui, il est effondré...Qui peut bien être le con qui a fait venir les gendarmes, t’as pas une idée ?
- Euh…un de mes voisins de la rue sûrement...Il faut dire qu’on subit depuis un moment un sacré tapage nocturne, et qu’on peut comprendre que les gens ils en aient marre ! Je suis désolée pour Florian, mais ça va sûrement pas avoir de conséquence sur ses études...C’est un bon élève, essayez d’aller voir le Proviseur : fumer un joint, c’est quand même pas bien grave…
- On va en discuter ce soir, quand on sera tous rentrés à la maison, mais ça nous fait bien du souci. Je vais emmener Florian en fin d’après-midi chercher son scoot, qu’il a été obligé d’abandonner en face de chez toi ; on te racontera tout ça en détails...
- Attends que je réfléchisse... Ah bien... ça va pas être possible... .J’aimerais bien mais cet après-midi je vais faire de la marche avec une amie ; elle m’a invité à manger avec elle après ... Appelle-moi ce week-end, pour me tenir au courant... »

Elle s’affala sur son canapé, sidérée par la tournure que prenait cette histoire. Comment aurait-elle pu imaginer un instant que son neveu, pour lequel elle avait une grande affection, serait là justement ce soir-là ? Comment arranger les choses à présent ? Elle se rassura : elle était convoquée à 16 heures le lendemain à la gendarmerie pour que son témoignage soit mis noir sur blanc, elle parlerait de Florian à ce moment-là ; ils comprendraient sûrement qu’il n’avait rien à voir avec le reste de la bande.
En milieu d’après-midi, puisqu’elle avait dit à sa soeur qu’elle serait absente, et pour tenter d’étouffer ce sentiment de honte qui l’oppressait, elle partit faire les magasins en ville. Mireille travaillait dans une entreprise jusqu’à 18 heures, Florian et Caroline sa sœur étaient au lycée, elle pouvait se faire plaisir en allant s’acheter une robe pour l’été. Ensuite, elle irait manger à la cafétéria de Géant Casino, peu fréquentée.

A 13 heures le lendemain, elle recevait un coup de fil de son fils :
« Maman, je viens d’avoir un appel de Florian. On sait maintenant que c’est toi qui a fait venir les flics l’autre soir ! A la gendarmerie on leur a dit que c’était leur contact « Voisin Veilleur » du quartier qui les avait appelés ; ils n’ont pas donné de nom, c’est à la Mairie qu’on leur a montré la liste des Voisins Veilleurs d’ici. Tu peux plus le nier ! T’es devenue une sorte de flic, une délatrice ! Je n’y crois pas...T’as créé une sacrée merde dans la famille, Florian, Caroline et leurs parents veulent plus te voir...
- Je suis désolée, tellement désolée...Je savais pas que Florian serait là, ça s’est trouvé comme ça, c’est bien malheureux ; si j’avais su…
- Pour moi c’est pas seulement la question de Florian ! Moi aussi je fume de temps en temps maman, quand on a des soirées avec des potes ; moi aussi je pourrais être inquiété à cause de gens comme toi, et de tes putains de Voisins Veilleurs ! On n’est plus sous Pétain ni sous Staline, tout de même ! Et t’as rien dit à personne, si tu m’en avais parlé de ta communauté de délateurs, je t’aurais dit de pas te mettre là-dedans...
- Comment j’aurais pu t’en parler, tu viens presque jamais me voir ! Je suis juste bonne à te payer tes études !
- Et je risque pas de venir de sitôt, après ce que t’as fait ! Pour l’argent, je te rembourserai jusqu’au dernier sou, ne t’en fais pas... »
Il avait raccroché. Elle ne connaissait pas son fils, elle le découvrait ; ainsi lui aussi se droguait, comme les autres...Elle se sentait désemparée, perdue. Elle avait tâché de bien l’élever, toute seule. Elle avait fait beaucoup de sacrifices pour lui, et maintenant voilà qu’il la rejetait...Elle se mit doucement à pleurer.
Elle n’avait pas même pu lui dire qu’elle voulait juste que ça s’arrête, le boucan les soirs, qu’elle était d’abord allée leur parler et qu’elle s’était faite insulter.
Elle n’avait pas su se défendre. Elle était dans son droit et ils la disaient coupables.
Aussi, c’était la faute à ce Da Silva, qui se prenait pour un détective...Elle, elle voulait juste retrouver sa tranquillité !
Le bilan de tout ça c’est qu’elle se retrouvait maintenant seule, vraiment seule, comme jamais encore elle l’avait été. Et il ne lui restait plus qu’à pleurer sur sa triste vie de veuve.

Lorsque plus tard elle alla en mairie se faire désinscrire du dispositif de vigilance mis en place par monsieur Segain, elle constata, perplexe, que le nom de Carlos Da Silva ne figurait toujours pas sur la liste des Voisins Veilleurs.


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Voir aussi sur ce site : Voisins Vigilants en questions

Par Magnien Evelyne

Le jeudi 9 juin 2022

Mis à jour le 6 septembre 2022