Entretien réalisé par la Rédaction de Yonne Lautre le 16 mars 2015

 Pablo Servigne, Raphaël Stevens, le titre de votre livre « Comment tout peut s’effondrer » pourrait sembler bien catastrophiste sinon provocateur ?

Oui, il est catastrophiste, mais pas provocateur. Notre posture est d’avoir analysé le plus consciencieusement possible les publications scientifiques de ces dernières années, de les exposer très clairement. Nous avons malheureusement constaté que les catastrophes étaient déjà bien là, et avec elles la possibilité d’un effondrement global. Il n’est pas question de se complaire dans ce constat, ni de souhaiter les catastrophes, mais de les regarder en face, lucidement, dans le but de coordonner des mesures politiques les plus réalistes possibles. Ce n’est pas du pessimisme !

 Par exemple, du point de vue climatique, n’a-t-on pas encore le temps de réagir, de contrecarrer un réchauffement et un dérèglement trop grand du climat ?

Oui, il est toujours temps de réagir, mais il est trop tard pour que le climat ne s’emballe pas sur une trajectoire plus qu’inquiétante. Ce que nous faisons aujourd’hui pour ralentir cet emballement n’est jamais perdu, cela peut éventuellement ralentir l’arrivée des immenses catastrophes, mais cela ne les empêchera pas. Agir, signifie aussi se préparer à cette nouvelle « normalité ». Car il ne faut pas oublier que même si, du jour au lendemain, nous arrêtons toutes les émissions de gaz à effet de serre, l’inertie du système climatique est telle que le réchauffement continuera pendant des dizaines d’années… Il y a beaucoup d’inconnues dans ce phénomène, mais une certitude : il faut agir vite.

 Du point de vue industriel et économique, une économie "verte", une croissance "verte" ne pourrait-elle pas se substituer progressivement à notre économie basée sur l’extractivisme et les énergies fossiles utilisées sans compter ?

Non. Pour plusieurs raisons. La première est que notre système économique, aussi vert soit-il, a besoin de croissance. Or, la croissance économique est devenue non seulement toxique mais également impossible : nous avons atteint de nombreuses limites de notre planète et la technologie ne pourra plus les repousser indéfiniment. La deuxième est que nous ne pouvons physiquement pas découpler la croissance économique de l’extraction de minerais et de la consommation d’énergie fossiles. Autrement dit, une croissance immatérielle est impossible, c’est un principe thermodynamique. Le livre de Philippe Bihouix (L’âge des low-techs, Seuil, 2014) le montre bien. Troisièmement, si vous retirez les énergies fossiles du notre système économique, nous ne pourrons plus rien extraire, et par conséquent nous ne pourrons pas développer de grands systèmes d’énergies renouvelables. L’économie verte telle qu’elle est conçue actuellement a besoin de croissance et de pétrole pour se développer. Et c’est précisément cela le problème.

 Autre exemple, avec des intrants de plus en plus chers et rares, l’agriculture mondiale ne va-t-elle pas devenir moins industrielle et plus paysanne ?

Bien sûr ! Mais ce ne sera pas une mutation choisie. Elle sera subie ! Car les changements ne sont pas assez rapides. L’agriculture mondiale est aujourd’hui majoritairement paysanne (sans pétrole, sans intrants et sans machine). De son côté, l’agriculture industrielle (celle qui nourrit les pays riches et émergents) n’est pas du tout prête à renoncer aux intrants, à la mécanisation lourde et au pétrole, elle n’en prend pas la voie. De ce fait, le système alimentaire industriel mondial est devenu très vulnérable et risque donc de s’effondrer dans les années qui viennent. Il faut rapidement former des agroécologistes et des nouveaux paysans, surtout dans les pays industrialisés ! C’était le propos du livre de l’un d’entre nous (Nourrir l’Europe en temps de crise, Nature et Progrès, 2014).

 Aujourd’hui, beaucoup d’auteurs, d’organisations et mêmes de responsables de gouvernements font le constat que la "maison brûle". Pourtant, les décideurs font si peu. Les lobbies sont-ils trop puissants ? Y a-t-il un problème de "gourvernance" mondiale ?

La question de la « non-action » est vaste. Schématiquement, au niveau individuel, il y a deux freins : la plupart des gens ne voient pas les grands problèmes, ceux qui sont très lents à se mettre en place et ceux qui se déploient à très grande échelle (nos cerveaux ne sont pas adaptés pour cela) ; et d’autre part, la majorité des personnes qui sont au courant des catastrophes (comme de nombreux décideurs) n’y croient pas. Le déni est très puissant, et il a de nombreuses causes, comme la force des mythes, la protection du corps face aux mauvaises nouvelles, etc.
Au niveau collectif, il y a non seulement un lobbie très puissant qui s’évertue à « fabriquer du doute », ce sont les industriels qui paient des « experts » pour contredire des faits scientifiques, mais il y a aussi un phénomène bien plus puissant et sournois que les sociologues et historiens appellent le verrouillage socio-technique. Lorsqu’une technologie se répand dans la société et devient dominante, elle empêche naturellement l’émergence de nouvelles inventions qui pourraient s’avérer plus efficaces. Ainsi, par exemple, nous nous retrouvons prisonniers de systèmes techniques désuets, toxiques et vulnérables (par exemple les énergies fossiles, ou l’agriculture industrielle) qui empêchent la transition vers d’autres modes d’énergie ou d’agriculture. Ce n’est pas un complot ! Il y a de nombreux mécanismes, aussi bien psychologiques que juridiques ou économiques qui sont à l’origine de ce verrouillage.

 Les alternatives se multiplient, elles sont myriades. Mais ne concernent-elles pas que la micro-économie, que de minuscules oasis ? Comment seraient-elles capables d’être vraiment une sortie de l’effondrement ?

L’un des messages de notre livre est qu’il n’y a pas vraiment de « sortie de l’effondrement ». Au fond, que signifie « sortir de l’effondrement » ? L’éviter ? Cela impliquerait soit de continuer à croître, ce qui est impossible, soit de renoncer à croître, ce qui ferait s’effondrer toute l’économie mondiale. Nous n’avons pas d’autre choix que d’affronter ce que les permaculteurs appellent « la grande descente énergétique » le plus lucidement, consciemment et pacifiquement possible. Nous sommes désolés de le dire, mais nous n’y échapperont pas. Cependant, nous ne sommes pas forcément piégés pour autant ! Il y a mille et une choses à faire pour atténuer le désordre que cela crée (et créera). D’ailleurs, des milliers, sinon des millions d’initiatives sont déjà en place à travers le monde et expérimentent déjà le monde de demain. Cependant, elles sont fragiles et peu visibles. Il nous faut donc apprendre à les voir et à les soutenir. Elles sont comme les jeunes pousses dans une forêt : ce n’est qu’après l’effondrement du vieil arbre qu’elles peuvent s’épanouir à travers la nouvelle clairière…

 Le pire danger de cet effondrement ne sera-t-il pas sociétal, ne conduira-t-il pas inévitablement à des guerres de la faim, de l’énergie, ...?

Oui, c’est très probable. Mais c’est déjà le cas. Il y a déjà des grands conflits autour de l’eau, des énergies, de la désertification, de l’alimentation, etc. Les conflits iront peut-être en s’amplifiant, mais si nous en sommes conscients, pourquoi ne pas faire en sorte d’en éviter le plus possible ? Il y a comme une boucle temporelle sur laquelle nous avons une longueur d’avance. Essayons de la conserver en anticipant, c’est tout l’objet de la transition !


4ème de page de couverture :

"Et si notre civilisation s’effondrait ? Non pas dans plusieurs siècles, mais de notre vivant. Loin des prédictions Maya et autres eschatologies millénaristes, un nombre croissant d’auteurs, de scientifiques et d’institutions annoncent la fin de la civilisation industrielle telle qu’elle s’est constituée depuis plus de deux siècles. Que faut-il penser de ces sombres prédictions ? Pourquoi est-il devenu si difficile d’éviter un tel scénario ?
Dans ce livre, Pablo Servigne et Raphaël Stevens décortiquent les ressorts d’un possible effondrement et proposent un tour d’horizon interdisciplinaire de ce sujet – fort inconfortable – qu’ils nomment la « collapsologie ». En mettant des mots sur des intuitions partagées par beaucoup d’entre nous, ce livre redonne de l’intelligibilité aux phénomènes de « crises » que nous vivons, et surtout, redonne du sens à notre époque. Car aujourd’hui, l’utopie a changé de camp : est utopiste celui qui croit que tout peut continuer comme avant. L’effondrement est l’horizon de notre génération, c’est le début de son avenir. Qu’y aura-t-il après ? Tout cela reste à penser, à imaginer, et à vivre…"

Pablo Servigne est ingénieur agronome et docteur en biologie. Spécialiste des questions d’effondrement, de transition, d’agroécologie et des mécanismes de l’en- traide, il est l’auteur de Nourrir l’Europe en temps de crise (Nature & Progrès, 2014).

Raphaël Stevens est éco-conseiller. Expert en résilience des systèmes socio- écologiques, il est cofondateur du bureau de consultance Greenloop.

Postface par Yves Cochet ancien ministre de l’Environnement et président de l’Institut Momentum.

Pablo Servigne, ou Raphaël Stevens, sera l’un des intervenants de la Table-ronde "Climat", de l’Alternatiba Yonne à Joigny ce 4 juillet 2015.

Le site de l’auteur : http://pabloservigne.com/comment-tout-peut-seffondrer/

Par Rédaction de Yonne Lautre, Servigne Pablo , Stevens Raphaël

Le vendredi 13 novembre 2020

Mis à jour le 25 juillet 2023