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Jacques Berthelot : Que faut-il entendre par "application provisoire" de l’APE Afrique de l’Ouest ?

20 décembre 2014, 21:05, par Yonne Lautre

Jacques Berthelot, 20 décembre 2014

L’article 107 sur "Ratification et entrée en vigueur" de l’APE Afrique de l’Ouest (AO) stipule : "1 - Le présent Accord est ratifié ou approuvé par les Parties signataires selon leurs règles constitutionnelles et procédures respectives.

2 - Le présent Accord entre en vigueur le premier jour du premier mois suivant la date à laquelle les instruments de ratification de tous les Etats membres de l’Union européenne et d’au moins les deux tiers des Etats de la région Afrique de l’Ouest, ainsi que l’instrument d’approbation du présent Accord par l’Union européenne, ont été déposés.

3 - En attendant l’entrée en vigueur du présent Accord, l’Afrique de l’Ouest et l’Union européenne conviennent, par notification, d’appliquer provisoirement l’Accord, en totalité ou en partie. L’application provisoire est notifiée au dépositaire. L’Accord s’applique provisoirement un (1) mois après la réception de la dernière notification d’application provisoire.

4 - Si, en attendant l’entrée en vigueur de l’Accord, les Parties décident de l’appliquer provisoirement, toutes les références à la date d’entrée en vigueur sont censées se référer à la date à laquelle cette application provisoire prend effet.

5 - Nonobstant le paragraphe 3, l’Afrique de l’Ouest et l’Union européenne peuvent prendre des mesures en vue d’appliquer tout ou partie de l’Accord, avant l’application provisoire, dans la mesure du possible."

Par ailleurs la Décision du Conseil de l’UE du 9 décembre 2014 stipule que "En ce qui concerne les éléments relevant de la compétence de l’Union, l’APE est appliqué à titre provisoire, conformément à son article 107, paragraphe 3, en attendant l’achèvement des procédures nécessaires à sa conclusion. Cela ne préjuge pas de la répartition des compétences entre l’Union et ses États membres conformément aux traités"[1].

Le paragraphe 2 est contestable en stipulant que l’APE entre en vigueur lorsque "les instruments de ratification… d’au moins les deux tiers des Etats de la région Afrique de l’Ouest… ont été déposés". En effet le Communiqué final de la Conférence des Chefs d’Etat de la CEDEAO du 15 décembre sur l’APE a "instruit les Négociateurs en Chef de l’Afrique de l’Ouest de diligenter les actions en vue d’organiser, dans les meilleurs délais, la signature de l’Accord et sa ratification par tous les Etats membres"[2]. D’ailleurs les Constitutions de tous les Etats d’AO stipulent que les accords (ou traités) internationaux doivent être ratifiés par les parlements, sauf peut-être en Guinée Bissau, et au moins pour les accords qui entraînent des charges pour le Budget de l’Etat au Niger et en Sierra Leone, ce qui sera le cas puisque l’APE impliquera d’importantes pertes de recettes douanières. Si certains Etats refusaient en effet de ratifier l’APE n’y serait pas applicable ce qui poserait des problèmes pour le fonctionnement de l’Union douanière qui entre en vigueur en janvier 2015.

Comme le processus de ratification par tous les Etats membres (EM) de l’UE et d’AO prendra plusieurs années – l’APE du Cariforum, signé en 2008, n’avait encore ratifié en août 2014 que par 7 des 15 EM du Cariforum et 16 des 28 EM de l’UE[3] –, le Conseil de l’UE a confirmé que "En ce qui concerne les éléments relevant de la compétence de l’Union, l’APE est appliqué à titre provisoire, conformément à son article 107, paragraphe 3, en attendant l’achèvement des procédures nécessaires à sa conclusion. Cela ne préjuge pas de la répartition des compétences entre l’Union et ses États membres conformément aux traités". Mais, précisément, la Décision du Conseil ajoute aussitôt que "Les dispositions ci-après de l’APE ne font pas l’objet d’une application à titre provisoire par l’Union : – l’article 3, paragraphe 4, dans la mesure où il porte sur le soutien apporté par les États membres à la gestion durable des forêts, – l’article 54, paragraphe 2". Or cet article 54 et les articles suivants portent sur le financement par les Etats membres du PAPED (Programme de l’APE pour le développement), dont l’essentiel provient du FED (Fonds européen de développement) qui est financé par les Etats membres et non par le Budget de l’UE. Il y a donc ici une profonde contradiction : l’UE veut appliquer immédiatement l’APE à titre provisoire sans que le financement du PAPED puisse se faire à titre provisoire, sauf à ce que l’ensemble des Etats membres le décident explicitement ! Toutefois les crédits du FED sont déjà programmés dans la plupart des EM de l’AO, comme le révèlent les nombreuses missions de la Commission européenne réalisées depuis 2013 par et surtout courant 2014, sans que cela corresponde explicitement au PAPED pour lequel il n’y a pas de crédits additionnels spécifiques. Et l’évaluation de l’APE Cariforum sur la période 2008-13 a montré qu’il n’y a eu aucun financement additionnel spécifique pour l’APE en dehors du 10è FED.

Autres contradictions au sujet de l’application provisoire de l’APE :

 Pourquoi, alors que, selon le paragraphe 3 de l’article 107, "En attendant l’entrée en vigueur du présent Accord, l’Afrique de l’Ouest et l’Union européenne conviennent, par notification, d’appliquer provisoirement l’Accord ", le paragraphe 4 ajoute-t-il "Si, en attendant l’entrée en vigueur de l’Accord, les Parties décident de l’appliquer provisoirement" ?

 C’est peut-être pour cela que le Conseil de l’UE a trouvé nécessaire de confirmer sa décision d’appliquer l’APE à titre provisoire, mais le Conseil des Chefs d’Etat de la CEDEAO du 15 décembre ne l’a pas fait explicitement et ne mentionne pas cette idée d’une application provisoire. Comment alors appliquer à titre provisoire l’APE si les deux parties ne le confirment pas ? On sait ainsi que l’APE Cariforum a été signé en octobre 2008 et que son application provisoire a commencé en décembre 2008. Pourtant la législation de 3 EM du Cariforum (Antigua et Barbuda, République dominicaine et Suriname) ne prévoit pas d’application provisoire des traités et il est probable que c’est le cas d’une grande partie de ceux de la CEDEAO.

Marc Maes le confirme : "Puisque l’application n’existe pas dans le régime constitutionnel de beaucoup de pays, l’application provisoire ne s’appliquera donc probablement jamais. L’application provisoire par l’UE n’a pas à être approuvée par le Parlement européen, c’est le Conseil qui décide. Ceci dit, il y a pour les APE une application provisoire exceptionnelle basée sur la Réglementation 1528/2007 : en attendant l’application provisoire de l’accord, la Commission peut déjà appliquer un accès préférentiel au marché européen pour les produits ouest-africains. Comme vous le savez la Commission européenne a déjà présenté un acte délégué pour régler cela et cette décision est en vigueur depuis le 1er octobre 2014, sauf que le Commission ne l’a fait que pour le Ghana et la Côte d’Ivoire et pas pour les autres pays de la région qui restent sous le régime TSA, GSP et GSP+. J’ai toujours contesté cette décision arbitraire, mais tout le monde s’en fiche parce que dans la pratique la différence n’est pas importante)"[4].

 Le plus ambigu est le paragraphe 5 de l’article 107 : "5 - Nonobstant le paragraphe 3, l’Afrique de l’Ouest et l’Union européenne peuvent prendre des mesures en vue d’appliquer tout ou partie de l’Accord, avant l’application provisoire, dans la mesure du possible". On est ici dans un flou juridique total : quelles seront ces mesures de l’APE qui seront appliquées et, s’il ne s’agit pas d’une application provisoire, de quoi s’agit-il ? Puisque l’application provisoire suppose une notification, ces mesures appliquées avant l’application provisoire ne seraient pas notifiées ? On sait ainsi qu’Haïti n’a pas notifié l’application provisoire de l’APE Cariforum dont il ne fait donc pas partie, ce en quoi il a eu raison puisque c’est le seul PMA du Cariforum qui bénéficie de "Tout sauf les armes" ne l’obligeant pas à ouvrir son marché aux exportations de l’UE. Et, puisque le régime juridique de l’application provisoire n’existe pas dans la majorité des EM d’AO cela explique sans doute ce paragraphe 5 de l’article 107 !

Selon l’article 25, paragraphe 2, de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités, "L’application à titre provisoire d’un traité qui n’est pas encore entré en vigueur se produit lorsqu’un État fait savoir qu’il veut donner effet aux dispositions prévues dans le traité à titre provisoire… Il peut mettre un terme à tout moment à l’application à titre provisoire… L’application à titre provisoire prend fin lorsqu’un État informe les États concernés par l’application provisoire de son intention de ne pas devenir partie au traité"[5].

Reste le problème de fond essentiel : en mettant de côté la question du non financement spécifique additionnel pour le PAPED, sur quelles parties de l’APE porterait son application provisoire ? Il est clair que, pour l’UE, il s’agit de l’avantage qu’elle consent aux EM non PMA d’AO ayant signé des APE intérimaires – Côte d’Ivoire et Ghana – de continuer à exporter vers l’UE sans devoir payer les droits de douane (DD) du SPG auquel le Nigeria continuera à être tenu comme cela est le cas depuis 2008, comme l’a souligné Marc Maes. Le Cap Vert qui bénéficie du SPG+ a pratiquement le même accès que les PMA au marché sans DD ni quotas. Ce qui implique que l’application provisoire dont il est question pour l’UE n’est pas celle de l’APE régional dans lequel les 16 EM auraient les mêmes avantages et obligations : même avantage d’accès au marché de l’UE sans DD ni quotas et même contrainte d’ouvrir leur marché à 75% des exportations de l’UE en moyenne (en lignes tarifaires de la période 2002-04 et en fait à 82% de la valeur des exportations de 2012).

Comme le dit le proverbe "A malin, malin et demi" : puisque l’UE veut imposer l’application provisoire de l’APE dans un flou juridique total, les EM de l’AO, notamment les 12 PMA mais aussi le Nigéria, pourront toujours se rétracter sur leur participation à l’APE.

Mais le problème crucial est celui de savoir quelles marges de manoeuvre conserveront les EM d’AO durant l’application provisoire de l’APE, notamment la possibilité de maintenir leurs DD voire de les augmenter en modifiant le TEC (Tarif extérieur commun) qui entre en vigueur au 1er janvier 2015. Hélas l’exemple de l’application provisoire de l’APE Cariforum ne laisse planer aucun doute : les EM seront obligés de respecter les contraintes que l’APE AO fait peser sur eux, notamment en matière d’ouverture de leur marché aux exportations de l’UE. Ainsi "En septembre 2012 l’UE a exprimé sa préoccupation que seulement six États du CARIFORUM avaient mis en œuvre la première tranche des réductions tarifaires prévues pour le 1er Janvier 2011. La situation s’est depuis légèrement améliorée puisque douze États ont mis en œuvre les réductions 2011… Parmi ces douze, dix autres ont indiqué leur mise en œuvre des réductions 2013. Les consultations tenues à cet examen indiquent que les retards découlent, entre autres, des préoccupations sur les répercussions sur les recettes budgétaires (en particulier à la lumière de la récession mondiale) et les goulets d’étranglement législatifs en ce qui concerne la préparation et l’adoption des instruments juridiques nécessaires".

Puissent les EM d’AO ouvrir les yeux sur l’APE, Application Permanente de l’Esclavage, avant qu’il ne soit trop tard !

[1] http://data.consilium.europa.eu/doc/document/ST-13368-2014-INIT/en/pdf

[2] http://news.ecowas.int/presseshow.php?nb=248&lang=fr&annee=2014

[3] http://trade.ec.europa.eu/doclib/docs/2014/october/tradoc_152824.pdf

[4] E-mail du 15 décembre 2014.

[5] https://treaties.un.org/pages/Overview.aspx?path=overview/glossary/page1_fr.xml#signaturesubject

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